:Je pense à Yu, entre la grande histoire et la petite
Le 23 février 2006, un entrefilet dans mon journal du matin a attiré mon attention. On y annonçait que le journaliste chinois Yu Dongyue, 38 ans, venait d’être libéré après avoir été incarcéré pendant 17 ans pour avoir lancé de la peinture sur le portrait de Mao, à la Place Tienanmen, en mai 1989. On y disait aussi que Yu Dongyue, torturé et mis en isolation à plusieurs reprises, souffrait maintenant de maladie mentale. Cette nouvelle m’a saisie. J’étais d’abord horrifiée par la sévérité de la peine : 17 ans de prison pour une action qui n’a causé ni blessure, ni mort, ni préjudice à aucun être vivant. Et j’étais attristée par les conséquences de cette peine sur la vie de Yu Dongyue, qui a perdu non seulement sa jeunesse, mais aussi sa raison pour avoir posé un geste de nature strictement symbolique. Puis, j’ai pensé à ce que j’ai pu accomplir et à ce qui s’est passé dans le monde pendant ces 17 années. Puis j’ai revu l’époque lointaine de mes 20 ans, alors que la figure de Mao Tse Tung était une source d’inspiration pour toute une jeunesse occidentale en quête d’un monde meilleur. Puis j’ai pensé au geste lui-même : lancer de la peinture rouge sur le portrait d’un leader considéré comme intouchable. J’ai pensé à l’incroyable audace de ce geste, à sa puissance, à son caractère sacrilège, et j’ai frissonné, toute seule dans ma cuisine. Surprise d’être si remuée par cette nouvelle qui occupait un si petit carré dans mon journal, j’ai découpé l’article, l’ai mis de côté, et je suis retournée à mon projet en cours.
Un an plus tard, quand j’ai pu enfin revenir à l’entrefilet glissé dans mon cahier, j’ai retrouvé, intacte, l’envie de m’approcher de cette histoire. Une pièce a commencé à se dessiner, calquée sur ma propre réaction : une femme dans la cinquantaine, Madeleine, découvre dans son journal la brève nouvelle sur la libération de Yu Dongyue, nouvelle qui la secoue de façon inattendue et provoque chez elle toutes sortes de réflexions sur sa propre vie. Le titre, qui m’est venu spontanément, Je pense à Yu, traduit bien le point de vue que j’ai adopté d’emblée. Je ne voulais pas incarner l’histoire de Yu sur scène, mais plutôt prendre prétexte de ce fait réel pour faire vivre un parcours à un être fictif. Deux autres personnages sont apparus assez rapidement, qui seraient en relation avec Madeleine : Jérémie, un homme d’une cinquantaine d’années, dont la vie a basculé lorsque sa femme l’a quitté, le laissant seul avec leur fils malade, et Lin, une jeune immigrante chinoise à qui Madeleine donne des leçons de français. De manière tout à fait intuitive, c’est ce trio que je voulais mettre en relation avec le geste d’un jeune Chinois posé il y a 20 ans, en me disant que les faits réels occuperaient une toute petite place dans cette fiction.
Parallèlement, je me suis mise à chercher sur Internet au sujet de Yu Dongyue. J’ai appris qu’il n’était pas seul au moment de lancer la peinture; il y a avait deux autres jeunes hommes avec lui ce jour-là, et tous les trois ont été condamnés à 20 ans de prison. Un peu plus tard, j’ai découvert avec consternation que l’un d’entre eux, Lu DechengAprès hésitation, j’ai fini par entrer en contact avec Lu Decheng, et je suis allé le rencontrer à Calgary. Il m’a raconté pendant trois jours toute cette aventure, depuis l’arrivée des trois jeunes hommes à Tienanmen le 19 mai 1989, jusqu’à la prison, la libération, la fuite de Chine et l’arrivée au Canada. Je n’ai pas intégré tous ces éléments dans ma pièce, car je voulais m’en tenir au geste lui-même et à sa conséquence immédiate, mais il ne fait pas de doute que l’accès direct à l’un des acteurs de l’histoire a teinté mon écriture d’une émotion particulière., vivait désormais au Canada, où il a été admis comme réfugié en avril 2006. Ces événements si lointains se rapprochaient de moi, devenaient en quelque sorte encore plus réels.
Plus je lisais, plus j’étais fascinée par les circonstances entourant leur action spectaculaire : les manifestations elles-mêmes et le fait qu’elles étaient menées par des jeunes gens qui se retrouvaient en position de prendre des décisions gravissimes; l’appel émouvant du secrétaire général Zhao Ziyang, le 19 mai 1989, suppliant les étudiants d’arrêter leur grève de la faim en leur disant « nous avons été jeunes nous aussi », la loi martiale décrétée le lendemain, et, 3 jours plus tard, dans le chaos d’une Place Tienanmen occupée par des dizaines de milliers de personnes, la peinture lancée sur le portrait de Mao, l’arrestation de ces trois jeunes, etc.
Cette histoire m’est apparue si forte et si riche de sens, sur l’importance du symbolique, sur le sacrifice, sur le rôle des individus dans la marche de l’Histoire, que j’ai décidé de lui accorder une plus grande place dans ma pièce. Je ne voulais plus simplement utiliser les faits réels comme prétexte à bâtir une fiction, mais plutôt entremêler dans le tissu même du texte la tragédie réelle vécue par ces personnes réelles et l’histoire inventée de trois personnages aux prises avec leurs drames inventés.
On dit souvent que je suis une auteure de l’intime. Je pense plutôt que mon écriture est en tension entre l’intime et le monde. Le rapport entre l’un et l’autre se trouve plus ou moins exacerbé selon les thèmes que j’aborde. Le Collier d’Hélène est l’un de mes textes où cette tension est la plus évidente, entre la peine intime d’Hélène et la souffrance d’hommes et de femmes meurtris par un drame collectif. Mais tous les personnages, dans cette pièce, sont fictifs. Avec Je pense à Yu, je pousse plus loin cette dichotomie en intégrant le monde réel et en le mettant en tension avec la fiction.
On peut se demander pourquoi cette dichotomie m’était nécessaire, pourquoi je n’ai pas fait, simplement, une pièce sur les trois jeunes hommes de Tienanmen. Cela aurait été une aventure possible, mais ce n’était pas la mienne. Afin de trouver ma juste place pour raconter le destin de Yu Dongyue, Lu Decheng, Yu Zhijian, j’ai eu besoin de passer par la sensibilité de personnages qui n’ont pas vécu cette tragédie, qui la regardent de loin, la reçoivent, la laissent vibrer en eux, en cherchent le sens. Des personnages qui, habités comme nous tous par leurs propres démons, essaient d’être présents au monde. La peinture jetée à la face d’un tyran il y a 20 ans rejaillit dans leur vie, libérant chez eux des cris et des larmes enfouies.
Je pense à Yu se situe au coeur de la question qui me hante comme auteur : comment parler du monde sans faire abstraction de soi ? Comment parler de soi sans oublier le monde ? À la jonction de la grande histoire et de la petite, du monde réel et de celui que j’invente, cette aventure m’a menée dans des zones dramaturgiques inédites pour moi, entre fiction et documentaire; elle m’a menée en quelque sorte aux limites du théâtre.
Carole Fréchette
22 juin 2010
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