theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Je Pense à Yu »

Je Pense à Yu

mise en scène Jean-Claude Berutti

: À qui je pense ?

Le hasard veut que je termine en ce moment les répétitions des « Estivants » de Maxime Gorki et comme tous ceux qui m’ont précédé, je cale sur la célèbre réplique de Maria Lvowna : « Un écrivain doit utiliser sa position particulière face au public, en dénonçant les déplorables situations qui existent dans notre pays, et en posant des questions sur leurs causes profondes ».


Que penser de cette déclaration venant d’un médecin repu qui s’ennuie en villégiature ? Que vaut son appel aux artistes à « s’engager » et quelle est finalement la responsabilité de chacun dans notre monde d’éternels vacanciers observant la « réalité » dans le prisme déformant du petit écran ?
C’est exactement à cette lancinante question que Carole Fréchette tente de répondre dans sa nouvelle pièce.


L’approche de Carole a cela de particulier qu’elle pose directement la question à la première personne et cela dès son titre qui ne laisse aucun doute sur son caractère autobiographique. Pourtant la construction de la pièce évoque plutôt un labyrinthe mental dans lequel le « je » peut facilement devenir « vous », tellement il est adressé implicitement au spectateur. Par ce jeu ambigu de l’utilisation de la première personne comme personnage, ou plutôt de « l’autothéâtre », si je peux m’autoriser la formule, la distance entre « l’auteur-protagoniste » et le spectateur se trouve mouvante, indéfinie et chaque spectateur peut se retrouver dans l’espace mental de l’écrivain… Ce n’est pas la première fois que Carole Fréchette joue à écrire un théâtre purement mental (qui ne pourrait se passer que dans sa tête), mais cette fois elle pousse la virtuosité à un tel point que sa pièce devient presque un « thriller » politique !


La quête de Madeleine à partir des journaux quotidiens, de la toile, de ses propres journaux de bord, se présente en effet comme un théâtre documentaire dans lequel chaque spectateur est invité à se reconnaître… et à se perdre, en même temps que la protagoniste.
Cet effet de leurre est saisissant, et permet de redoubler sur le spectateur le plaisir de se laisser « embarquer » dans la pensée de Madeleine…


La pièce s’apparente finalement à une forme de théâtre abstrait. Cela tendrait à prouver que toute approche du réel demeure une quête vaine… mais qu’on ne peut s’empêcher de l’interroger douloureusement et sans fin.


Pourtant la « réalité » de l’intrigue est simple et pourrait ressembler à celle d’une « pièce bien faite ». Ce serait compter sans les ruses et le talent poétique de son auteur. Carole Fréchette réussit la prouesse de faire du théâtre à partir d’instants de vie présente de trois individus tressés ensemble avec la grande histoire du siècle passé, tout en restant « au bord », du gouffre, de la crise, de la folie, tout en écrivant amoureusement un théâtre « journal de bord », avec sa petite musique entêtante, douce et violente à la fois.


C’est ce caractère d’une intimité indirectement exposée sur le plateau du théâtre, cette recherche d’une poésie matérielle à travers les mots les plus simples qui m’incite à créer la pièce. Dans « Je pense à Yu » la langue simple des personnages possède la vertu de créer des images, et des images fortement contemporaines qui appellent l’utilisation de nouvelles technologies pour sa réalisation scénique.


La « toile » y joue un rôle essentiel, mais aussi la photographie, le document journalistique agrandi, l’affiche, la « graphie » des journaux intimes que Madeleine relit compulsivement, mais aussi le lettrage de celui qu’elle écrit sous nos yeux sur son ordinateur…. La recherche de l’héroïne a quelque chose de kaléidoscopique que je souhaite rendre sensible et spectaculaire.


Il ne s’agira pas de représenter la crise existentielle d’une quinquagénaire avec les moyens « psychologiques » d’un théâtre aux rouages bien huilés et connus du public…
Ce serait manquer la cible de la pièce : il faut la traiter telle qu’elle est écrite : une tentative d’expérimenter un théâtre abstrait (quasi symboliste tel qu’on l’entendait au début du vingtième siècle), théâtre essentiel dont nous avons perdu le parfum, le secret et qui nous est pourtant indispensable.

Jean-Claude Berutti

juin 2010

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.