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Jacques ou la soumission / L'Avenir est dans les œufs

mise en scène Laurent Pelly

: Présentation de la pièce

par Marie-Claude Hubert

La parodie du drame bourgeois


Comme La Cantatrice chauve, Jacques… est une sorte de parodie ou de caricature du théâtre de boulevard se décomposant et devenant fou. (…) Jacques est d'abord un drame de famille, ou une parodie d'un drame de famille. Cela pourrait être une pièce morale. Le langage des personnages ainsi que leurs attitudes sont nobles et distingués. Seulement ce langage se disloque, se décompose. Eugène Ionesco, « À propos de Jacques », L'Express, octobre 1955.


Dans Jacques ou la soumission et dans L'Avenir est dans les oeufs, pièces écrites au tout début de sa carrière théâtrale, peu après La Cantatrice chauve, Ionesco présente, en deux moments successifs, le drame d'un jeune homme qui ne supporte pas les compromis qu'imposent à tout individu la famille et la société. Les deux pièces donnent à entendre son cri de révolte. Dans Jacques, Ionesco le met aux prises avec ses parents et ses futurs beaux-parents qui, ligués contre lui, veulent le forcer à rentrer dans le rang. Il a toujours été en rupture de ban avec sa famille, « une maison aux bonnes traditions », selon les termes mêmes de son père. D'entrée de jeu, il est considéré comme un fils ingrat. « Quel coeur insensible ! », se lamente sa mère en pleurs dès le lever du rideau. L'étouffant d'un amour tout à la fois excessif et égoïste, elle tente de se l'aliéner en invoquant la dette dont il serait tributaire à son égard du fait qu'elle l'a élevé :


  • - Mon fils, mon enfant, après tout ce que l'on a fait pour toi.

Les trois refus du héros et ses trois soumissions constituent l'action dramatique qui revêt la structure répétitive propre à Molière, notamment dans L'Étourdi et dans Georges Dandin, et plus lointainement à la vieille farce. Jacques qui, au début de la pièce, refuse catégoriquement les pommes de terre au lard, finit par céder :


  • - Eh bien, oui, oui, na, j'adore les pommes de terre au lard.

L'insignifiance de l'enjeu, disproportionné par rapport à la violence du conflit, laisse entendre que n'importe quel autre sujet aurait pu servir de prétexte à cet affrontement qui oppose Jacques à sa famille. Ensuite, Jacques, après être resté impassible devant la fiancée qu'on lui propose, semble l'accepter au soulagement général. Mais lorsqu'elle découvre son visage, il la refuse obstinément, sous prétexte qu'elle n'a que deux nez. Chaque fois, le caractère saugrenu du motif invoqué lors du refus, vient souligner, sous un mode farcesque, le fait que Jacques sera toujours en désaccord profond avec son entourage. Les parents vont alors chercher une autre fiancée, Roberte II, en tous points semblable à la précédente, sauf qu'elle a trois nez. Là encore, dans un premier temps Jacques la refuse mais il finit par capituler. Attribuant à Jacques ces trois refus, celui de manger les pommes de terre au lard, celui d'épouser les fiancées choisies par le clan, Ionesco met en scène un héros qui n'accepte pas de sacrifier aux rites familiaux : la communion autour d'un repas - et plus largement le partage des idéaux - le mariage…


Jeux de langage


Le langage qui multiplie néologismes, non sens, jeux de mots, tels que les pratique Ionesco depuis La Cantatrice chauve et La Leçon, participe de l'atmosphère onirique du drame. Certaines déformations lexicales dans lesquelles il s'amuse à transformer un mot existant en lui ajoutant une syllabe (« mononstre » pour monstre) ou une consonne (« égloge » pour éloge), en permutant les consonnes au sein d'un groupe de mots (« qu'on me piche la fait » pour qu'on me fiche la paix), créent chez le spectateur un sentiment de confusion qui déchaîne le rire - rire de surprise, d'étonnement face à une réalité qui se dérobe au sens - en même temps qu'il provoque un sentiment de malaise devant un langage dont il ne possède plus les clés. Certaines associations de mots, parfois dictées par récurrence phonique plus que par une motivation sémantique, comme « après tant de sacrifices, et tant de sortilèges... », parfois totalement inattendues comme « le myosotis n'est pas un tigre », voire même franchement contradictoires comme « une seconde fille unique », produisent un effet identique. Si dans les deux premières parties de Jacques, - la révolte du héros contre sa famille et la présentation des deux fiancées - , les jeux de mots, totalement ludiques, ont pour seul but de provoquer par leur incongruité le rire, ils sont, dans la scène de séduction qui clôt la pièce, profondément motivés malgré leur apparente bizarrerie. Dans la grande tirade où Roberte s'exprime de façon apparemment incohérente, où les mots qu'elle emploie semblent se succéder comme une énumération gratuite, son discours n'est pourtant pas dépourvu de sens. « Ici, explique Ionesco dans Entre la vie et le rêve, j'ai l'impression que les mots et les images sont liés. Lorsque Roberte dit « Ma bouche dégoule, dégoulent mes jambes, mes épaules nues dégoulent » etc., je lui fais dire dégoule parce que cela me paraît plus fort que « coule ». Lorsqu'elle dit « Je m'enlise. Mon vrai nom est Élise », c'est parce que je m'enlisais moi-même ou parce que je sentais que le personnage s'enlisait et que je voulais donner à celui-ci un sursaut de liberté. (…). Roberte échappe à l'angoisse et à l'enlisement pour une seconde. C'est comme quelqu'un qui se noie et puis qui, tout à coup, a un sursaut, ou plutôt c'est comme quelqu'un qui se verrait enliser ». C'est par la poésie de son langage qu'elle triomphe alors de Jacques. Intuitive, elle a compris ce dont il souffre. Aussi, pour faire taire son angoisse, lui décrit-elle un cheval au galop, image d'évasion, comme si elle avait devant les yeux un fougueux étalon. Halluciné par le récit, Jacques court après le cheval, devient cheval. Les paroles de Roberte suscitent même l'apparition d'une crinière enflammée qui traverse la scène. L'image métonymique suggère que le manque, apparemment comblé partiellement, ne le sera jamais totalement…


L’avenir est dans les oeufs


Au début de L'avenir est dans les oeufs où le spectateur retrouve Jacques, trois ans après, en pleine lune de miel, celui-ci ne veut rien savoir de la mort. L'assouvissement de l'instinct sexuel a momentanément mis en veilleuse l'angoisse au point qu'il ne s’est même pas rendu compte du décès du grand-père. C'est lorsque son père le lui annonce, pour le convaincre qu'il se doit d'assurer la descendance, qu'il se réveille de cet état de semi-conscience, de léthargie, et qu'il se ressaisit, refusant à nouveau l'existence. Ce rappel de la mort, qu'il a tenté d'oublier dans la sexualité, le renforce dans son refus de la vie. Mais il chute à nouveau et se renie lui-même en acceptant la procréation. Sa faute, c'est de perpétuer la vie, c'est d'engendrer des « êtres pour la mort ». « Il perd son âme pour s'enfoncer dans une réalité biologique. Il est sous la domination du monde matériel », explique Ionesco dans Entre la vie et le rêve. C'est une image négative de la sexualité, répugnante même, qui est donnée à voir ici dans les deux dénouements où les personnages, dans leur comportement de cloportes, sont réduits au rang d'animaux. La chanson du vieil ivrogne qu’entonne à plusieurs reprises le grand-père clame la joie paisible de l'enfance, monde béni où la mort, le temps, la sexualité, n'existent pas :


  • - Laissez... les... petits... enfants
  • S'amu-mu-ser sans ri-i-ire
  • Ils… auront bien le temps
  • De cour... cour… courir
  • Après les femmes-femmes-e-s!

En conclusion (provisoire)


C'est son propre mal être que Ionesco prête à Jacques, lui qui confie dans Journal en miettes :


  • - Non, je n'ai pu, à aucun moment, me sentir à l'aise dans ce monde de malheur et de mort, pour lequel je me suis senti impuissant de faire quoi que ce soit : toute action tourne mal.

C'est son désir de se soustraire au monde qu’il lui attribue, lui qui, dans sa jeunesse à Bucarest, où il avait comme directeur de conscience un père de l'église qui avait passé un certain nombre d'années dans un monastère du mont Athos, avait songé devenir moine. « Quand on a compris le sens du mot « desertaciune » (vanité), rien ici-bas ne peut nous combler. Umbra si vis (ombres et rêve). Eugène comprend ces choses », écrit Cioran à son ami Arsavir Acterian, grand romancier roumain. La peur de la mort, l'effroi devant le mal, la vacuité de l'existence ne l’ont jamais quitté. C'est cette dimension métaphysique qui donne à son théâtre une telle force, comme le souligne Roger Planchon dans le vibrant hommage qu’il lui rend à sa mort. « L'empreinte de la mort était vraiment énorme dans ses pièces. (...) En cela, il me faisait penser à ces saints ou ces moines d'autrefois qui dormaient dans des cercueils ou s'entouraient de têtes de mort pour s'habituer à la mort, pour s'interroger sur elle. (…) Ionesco a passé sa vie à réfléchir sur la vanité d'exister et d'écrire, à se confronter à ces paradoxes. » Toute sa vie durant, Ionesco regrettera, comme son héros, le sentiment d'éternité éprouvée dans l'enfance pendant les années heureuses passées à La Chapelle-Anthenaise, petit village de Mayenne. Au sortir de ce paradis perdu, à l'adolescence, le temps ne fut plus pour lui qu'une irrémédiable fuite en avant, accompagnée du sentiment douloureux de ne jamais pouvoir saisir un fugitif présent.


  • - Tout d'un coup, il y eut comme un renversement ; c'est comme si une force centrifuge m'avait projeté hors de mon immuabilité, parmi les choses qui vont et viennent et qui s'en vont. Pire, c'est moi qui tout d'un coup eus le sentiment que les choses restaient et que je m'éloignais. À quinze ans, seize, c'était fini, j'étais dans le temps, dans la fuite, et dans le fini. Le présent avait disparu, il n'y eut plus pour moi qu'un passé et qu’un demain, un demain senti déjà comme un passé. ( Journal en miettes)

Aussi regrettera-t-il toujours également l'expérience de lumière éprouvée dans sa jeunesse en Roumanie où, dans un fugitif moment d'extase, léger et aérien, il eut l'impression d'être brusquement plongé au coeur d'un monde illuminé, de retrouver la paix, l'état de légèreté de l'enfance. Aussi espérera-t-il jusqu'à la fin de ses jours que se reproduise cette manifestation transcendantale proche, selon ses dires, d'un satori. « J'avais environ dix-sept ou dix-huit ans, confie-t-il à Claude Bonnefoy. J'étais dans une ville de province. C'était en juin, vers midi. Je me promenais dans une des rues de cette ville très tranquille. Tout d'un coup j'ai eu l'impression que le monde à la fois s'éloignait et se rapprochait, ou plutôt que le monde s'était éloigné de moi, que j'étais dans un autre monde, plus mien que l'ancien, infiniment plus lumineux ; les chiens dans les cours aboyaient à mon passage près des clôtures, mais les aboiements étaient devenus subitement comme mélodieux, ou bien assourdis, comme ouatés ; il me semblait que le ciel était devenu extrêmement dense, que la lumière était presque palpable, que les maisons avaient un éclat jamais vu, un éclat inhabituel, vraiment libéré de l'habitude. C'est très difficile à définir ; ce qui est plus facile à dire, peut-être, c'est que j'ai senti une joie énorme, j'ai eu le sentiment que j'avais compris quelque chose de fondamental. » Essentiels, ces deux moments ont façonné sa sensibilité d'artiste, ont déterminé les lignes de force de toute son oeuvre, la tension entre la lumière et l'obscurité, entre la légèreté et la pesanteur.


Extraits de Eugène Ionesco de Marie-Claude Hubert, Les Contemporains - Seuil, 1990

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