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J'aurais voulu être égyptien

d'après Chicago de Alaa El Aswany

: Interview de Alaa El Aswany par Jean-Louis Martinelli

Au cours des deux dernières années je suis allé plusieurs fois au Caire notamment pour rencontrer Alaa El Aswany dont je projetais d’adapter une partie de son oeuvre au théâtre. Le soulèvement de ce printemps n’a fait qu’accélérer mon désir de tenter une traversée en compagnie de cet immense auteur annonciateur de tous les mouvements en cours. Nous avons débuté un premier travail d’approche avec une partie de la distribution (quatre acteurs sur les huit qui à la fin devraient être sur scène) qui s’est focalisée sur Chicago, où dans le microcosme d’un département d’université, l’auteur recrée une « little Egypt ».
Les personnages de ce roman polyphonique, se débattent entre deux mondes, dans une Amérique traumatisée par les attentats du 11-Septembre et juste avant une visite du président Moubarak. Il sera certes question de système policier, de corruption, de désir de révolution mais le grand art d’Aswany est de rendre ces questions concrètes, de les faire traverser par la vie des couples qui en seront déchirés, écartelés. Ainsi donc, l’espace de la sensualité et du désir est miné par le politique.
L’exilé peut-il se réenraciner ? Dans Chicago, deux mondes se font face, se mêlent : l’Égypte et les États-Unis d’Amérique dans un difficile dialogue amoureux porté par plusieurs couples d’hommes et de femmes.
Je suis retourné voir Alaa El Aswany pour parler de cette adaptation et m’a donné son accord. Nous avons échangé sur de nombreux sujets dont un extrait est ci-dessous.


(…)
Jean-Louis Martinelli : Hier, tu m’as parlé de choses et d’autres. Tu as dis une chose très belle, à propos du personnage de Nagui dans Chicago, sur la différence entre le poète et le romancier. Peux tu me redire quelque chose à ce sujet ?


Alaa El Aswany : J’essaye, comme romancier, de comprendre tout ce qui est humain. Je pense que c’est mon travail. Pour faire naître des personnages littéraires, on doit comprendre la vie, on doit comprendre les personnes. Je pense qu’il y a une différence entre la personnalité d’un romancier et la personnalité d’un poète. Tous les romanciers que j’ai connus, les dizaines de romanciers et de poètes en Égypte, dans le monde Arabe, et ailleurs en Occident, m’ont toujours amené à la même conclusion : le poète a toujours une communication sociale moindre que celle du romancier. Le poète c’est quelqu’un qui attend son inspiration et qui n’est pas nécessairement capable de communiquer avec les autres d’une manière efficace, et qui vit toujours en attendant l’inspiration. Le romancier a toujours l’inspiration, il doit toujours être capable d’avoir une communication efficace avec les autres, parce que dans les romans, vous êtes en train de construire un monde sur le papier. Vous devez vraiment, comme romancier avoir des contacts, avoir une expérience humaine avec les autres, avoir une connaissance humaine. On ne peut pas avoir cette connaissance sans être capable de vraiment communiquer avec les autres. Dans Chicago, il y a un personnage qui est poète et cela peut expliquer beaucoup de choses. Voyez, par exemple, lorsqu’il arrive en Amérique, il se sent soudain très excité, sexuellement excité, il ne comprend pas pourquoi, il essaye de comprendre pourquoi et il devient de plus en plus excité jusqu’au moment où il commence à chercher les numéros de téléphones de prostituées. Cela, pour un poète, je peux le comprendre, car c’est quelqu’un qui suit son émotion, qui suit toujours l’imaginaire et l’inspiration.


Jean-Louis Martinelli : Est-ce que, pour vous, les germes de la révolution sont déjà dans Chicago ? On peut lire les prémices du changement aussi bien à travers les rapports de couple qu’à partir des discussions politiques.


Alaa El Aswany : Je pense absolument, qu’il y avait les germes de la révolution, mais il y avait aussi les questions. Je pense qu’il y a toujours une question politique et une question humaine. Et dans le roman, l’élément politique n’est pas le plus important, parce que si vous voulez vraiment parler de politique, ce n’est pas la peine d’écrire un roman, on peut écrire des articles. Mais on utilise la situation politique, sociale, pour poser la question humaine. C’est la question humaine qui compte. On n’est pas sûr comme romancier, on n’est pas sûr vraiment des vérités de la vie, on essaye de les découvrir, et on ne peut pas essayer de les découvrir sans se poser des questions. Ainsi, par exemple, dans Chicago, il y a toujours la question de l’Arabe, de l’Égyptien : est-ce qu’il peut vraiment être intégré dans une société occidentale ? Ce sont des questions humaines non des questions politiques. Vous voyez, la femme voilée qui vient d’une société conservatrice, d’une société fermée en fait, et qui révise sa culture sexuelle, c’est une question humaine. La relation avec l’Égypte n’est jamais rompue pour ce chirurgien qui a été presque chassé de l’Égypte parce qu’il était copte, et qui se trouve toujours très attaché à son pays, trente ans plus tard. Cela est une question humaine : la patrie c’est l’endroit où l’on vit ou est-ce quelque chose qui vit sur nous ? C’est une question humaine. Alors ce qui donne vraiment la valeur de la fiction, ce n’est pas le politique. Et si c’était le politique, si c’était vraiment un roman politique, on aurait la preuve que ce ne sera jamais un bon roman, car dès que la situation politique change, le roman n’a plus aucune valeur, mais ce qui compte en littérature, c’est tout ce qui est humain.
(…)


Jean-Louis Martinelli : Et pour finir, tu m’as dit que tu avais participé à un face à face avec l’ancien Premier ministre (...)


Alaa El Aswany : Monsieur Chafik est l’assistant de Monsieur Moubarak et Moubarak l’a choisi comme Premier Ministre avant de partir. (…) On était dans une émission, et c’est vraiment une émission que toute l’Égypte regarde (…). J’essayais de poser des questions pour savoir pourquoi on ne juge pas ces officiers qui ont torturé et tués les Égyptiens (…). Alors, il commence à s’énerver (…) il me dit : « Mais comment tu peux me poser des questions à moi qui suis Premier ministre, qui es-tu toi ? ». J’ai dit : « Écoutez, je suis un citoyen égyptien, et après la révolution, chaque citoyen égyptien, a absolument le droit de poser des questions au Premier ministre. » Il s’est vraiment mis en colère, a commencé à m’insulter, je lui ai dit : « Être le Premier ministre ne vous donne jamais le droit de m’insulter, alors je n’accepte pas ce que vous dites et vous devez arrêter ».C’était vraiment quelque chose qui ne s’était jamais passée en Égypte, des débats pareils. J’ai écrit un article le lendemain avec le titre Mettez vous debout vous êtes devant le Premier ministre où j’ai essayé d’expliquer le concept démocratique. Un Premier ministre n’est pas le roi, nous ne sommes pas des serviteurs du Premier ministre et je dirais au contraire que c’est lui qui doit servir le peuple égyptien. C’est pour cela que, quand il m’a posé la question : « Qui êtes vous ? », je n’ai pas répondu que j’étais Alaa El Aswany, un romancier. Je voulais vraiment souligner le concept qu’un simple citoyen égyptien, même pauvre, même inconnu, a absolument le droit de poser une question au Premier ministre ou au Président de l’Égypte.


Jean-louis Martinelli : Et pourtant, malgré tout cela, et c’est la dernière question que je pose, tu ne veux pas te lancer dans une carrière politique et tu vas continuer à écrire.


Alaa El Aswany : Mais ce serait la fin ! Jamais, jamais ! Je suis écrivain, je reste écrivain, je resterai toujours écrivain. Je comprends très bien ce que je dois faire dans cette vie et ce que je ne dois pas faire. Ce serait la fin pour moi comme écrivain. Je pense personnellement, honnêtement, qu’écrire un bon roman c’est beaucoup plus important que d’être le Président de l’Égypte. Le roman reste et le président meurt.

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