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Et le coeur fume encore

Margaux Eskenazi ( Mise en scène )


: Note d’intention

Les écritures de Césaire, Damas et Senghor relèvent d’une quête identitaire, les langues de Kateb, Assia Djebar, Feraoun, Mammeri sont aussi à l’affût d’un peuple. Le choix du français est pour tous ces auteurs une revendication identitaire : il est utilisé comme un cheval de Troie pour pénétrer les cercles littéraires, culturels, institutionnels et aboutir à une reconnaissance. La conscience de participer à la modification des imaginaires, d’imposer un vocabulaire, un rapport à la langue, une mythologie nouvelles leur est commune.


Edouard Glissant – dont la philosophie du Tout-Monde clôturait le précédent spectacle – a préfacé Kateb Yacine et a reconnu Nedjma comme le grand roman de la révolution algérienne et le comparait au mouvement de la langue de Césaire, construisant un peuple en même temps qu’elle élabore sa grammaire.


Si ces poétiques politiques nous ont guidées de la négritude à l’Algérie, c’est avec les outils de l’histoire et des mémoires intimes que nous avons abordé ce second spectacle.


LE PRISME DE L’ALGERIE DANS LES IDENTITES FRANÇAISES : AU REVEIL DES MEMOIRES POUR ENTERRER LES MORTS


Traversée kaléidoscopique des mémoires de la guerre d’Algérie, le spectacle s’est construit autour de témoignages, recueillis auprès de nos familles et de nos proches. Et le cœur fume encore part d’une investigation auprès d’historiens et d’associations, de poètes et d’intellectuels, point de départ pour basculer dans le théâtre, passant sans cesse de l’intime au politique, du témoignage au jeu, du réel à la fiction.


Cette guerre si longtemps refoulée explique en partie les fractures sociales et politiques de la France d’aujourd’hui. Si, comme l’écrit le plasticien Kader Attia, « l’Algérie coloniale a été le laboratoire des banlieues », la guerre d’Algérie s’y retrouve partout, tant y cohabitent des mémoires occultées des récits officiels. Renonçant d’emblée à une exhaustivité impossible, Et le cœur fume encore fait néanmoins le pari de rassembler des catégories mémorielles diverses, parfois antagonistes, en les faisant cohabiter dans une écriture polyphonique. Ainsi, récits de militants du FLN – section française et algérienne, et de leurs descendants, paroles d’enfants de harkis, de porteurs de valises, de petits- enfants de pieds-noirs, de juifs algériens, d’appelés du contingent et de militaires de métier, dont certains ont rejoint l’O.A.S., se trouvent entremêlés.


En faisant entendre les paroles de ceux qui se sont tus si longtemps, nous portons un nouveau regard sur notre présent. Dans ce second volet, nous retrouvons sur notre route Kateb Yacine, Edouard Glissant, Assia Djebar et Jérôme Lindon qui ont chacun œuvré à ce combat, parce que politique et littérature sont les deux faces d’une même histoire.


MATERIAUX D’ECRITURE / DU TEMOIGNAGE AU PERSONNAGE


En 1999, trente quatre ans après la fin de la guerre, l’Assemblée nationale reconnaissait enfin l’usage du mot « guerre » pour décrire ce que pendant des années on avait qualifié d’« événements », « d’opérations de maintien de l’ordre » ou de « pacification ». Nous croyons ce travail nécessaire pour que chacun puisse trouver sa place dans un pays qui garde les stigmates de son histoire coloniale. C’est le projet de la Compagnie Nova, à la fois dans ses actions culturelles, son travail sur le territoire, et son projet artistique : de mettre au plateau les polyphonies de la mémoire composant la créolité de nos identités françaises.


Pour écrire ce spectacle, nous avons croisé deux matières initiales :
- la matière documentaire, composée des témoignages recueillis et d’archives historiques.
- La matière littéraire : poésie, textes dramatiques, romans. De nombreux auteurs (Camus, Kateb, Daoud, Dib, Feraoun, Djebar, Maurienne, Sartre, procès de Jérôme Lindon...) ont été explorés.


Notre processus d’écriture comprend un rigoureux travail historique. à partir de notre collecte de mémoires et de récits, nous avons dessiné sept parcours de personnages dont les histoires passent sans cesse du réel à la fiction :
- Une femme pied-noir dont la famille est arrivée en Algérie en 1845 et retournée en France en 1962. Son histoire est vue à travers les yeux de son petit-fils.
- Un harki dont la famille a combattu comme tirailleur français durant les deux guerres mondiales et qui sera rapatrié en France en 1962 puis vivra jusqu’en 1975 dans les camps de harkis. Son parcours est raconté par son fils.
- Un travailleur algérien immigré en France qui s’initie aux idées nationalistes et syndicalistes dans le milieu ouvrier français puis devient membre actif de la section française du FLN.
Il retourne vivre en Algérie après l’indépendance. Il est rejoué par sa fille. - Un membre du FLN section algérienne, ayant rejoint les maquis, émigrant en France dans les années 70 pour y trouver du travail, au moment de la vague d’immigration économique.
- Un officier de l’armée de métier française considérant la fin des combats en Algérie comme une trahison et ayant rejoint l’OAS.
- Un appelé, très jeune soldat du contingent, brisé par les scènes de torture auxquelles il a dû participer et rompant les tabous autour de la guerre.
- Une militante parisienne anticolonialiste, vivant la guerre à Paris et participant au réseau Curiel des porteurs de valise, et ayant rejoint l’Algérie comme «pied-rouge» de 1962 à 1964 pour aider à la construction du pays post-indépendance.


Ces témoignages engageront ceux des deuxièmes et troisièmes générations selon les cas, qui témoigneront de la résurgence de cette mémoire et de son impact sur leur famille et leur inscription dans la société contemporaine française.


Chacun de ces parcours intimes nous permettent de remonter aux sources des décisions politiques : si notre regard tente d’être sans jugement et de réparer ce besoin de parole, il tente cependant d’avoir un point de vue sur notre présent et les fractures sociales et politiques. Ainsi, le démantèlement des discours charpentant le racisme d’Etat et la géographie française des exclusions sera l’objectif de ce travail.


L’HISTOIRE ET LITTERATURE EN SCENE


Le spectacle dessine une traversée de la guerre et les grandes étapes de sa mémoire que nous souhaitons donner comme repères au spectateur. Le spectacle a adopté une écriture chronologique, mais ouvre en permanence des allers-retours avec le présent de la représentation et de l’énonciation des mémoires.


La pièce débute en 1955, dans une SAS (Sections Administratives Spécialisées), initiative mise en place par Jacques Soustelle et s’achève en 2001, après l’interruption du match France-Algérie au stade de France. Entre temps, elle retrace des moments essentiels de l’histoire : le massacre de Sétif en 1945, le casino de la Corniche en 1957, la bataille d’Alger en 1957, le tournage du film de Pontecorvo en 1965.


L’autre enjeu du spectacle est de montrer l’imbrication de la littérature et du monde intellectuel dans la politique. Notre souhait était de mettre en scène ces acteurs de l’histoire qui ont pris part au complexe processus de décolonisation, afin de voir comment les auteurs algériens ont participé à leur endroit à la guerre d’indépendance, et comment les auteurs engagés en France se sont positionnés dans le conflit, rompant avec la censure et informant notamment l’opinion sur la question de la torture.


La question algérienne a véritablement divisé le monde intellectuel français et nous souhaitons en rendre compte. Nous représentons ainsi plusieurs séquences où histoire et littérature s’imbriquent :
- La première du Cadavre encerclé de Kateb Yacine Théâtre Molière à Bruxelles en novembre 1958. La scène se passe dans la loge de Jean-Marie Serreau au Théâtre Molière, avec Kateb Yacine et Edouard Glissant,
- Le procès de Jérôme Lindon au Tribunal de Première Instance de la Seine 17ème chambre, à Paris en 1961,
- Le discours d’entrée d’Assia Djebar à l’Académie Française en 2006.


Ainsi, dans un aller-retour constant entre recherche historique, sources littéraires, improvisation au plateau et écriture à quatre mains, nous cherchons à témoigner du mouvement de l’histoire et de la force de la littérature dans la construction de nos identités.

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