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: Présentation

D'après la première version de Anton Tchekhov et la traduction d'Antoine Vitez

Pourquoi monter Tchekhov aujourd’hui ?


Parce que Tchekhov est un classique. La question devient alors : pourquoi monter les classiques... mais il ne faut pas éluder la question sous des généralités. Car les classiques, il y en a de différentes sortes. Tchekhov l’est à la façon de Shakespeare. Il est à la fois passé et présent. Passé, il est à distance, et cela nous permet de mieux voir. Présent, il est avec nous, et cela nous permet de mieux sentir. C’est comme s’il chevauchait plusieurs temps. On a souvent dit que Shakespeare, à la charnière de deux époques, invente l’humanité moderne ; on peut en dire autant de Tchekhov. Chez l’Anglais, cette invention a un caractère épique, et ses protagonistes sont encore souvent des grands de ce monde, rois et princes, même si leur grandeur est vouée à la destruction. Chez le Russe, l’épique est détruit à son tour, discrètement, de l’intérieur – dégonflé. En quoi Tchekhov annonce Beckett.


Héritier de Shakespeare, Tchekhov sait comme lui que les «grandes questions» autrefois réservées aux consciences les plus haut placées peuvent désormais se poser partout et pour tous. Tous les êtres humains sont égaux en droit devant le désespoir, le désarroi, l’interrogation sans issue face à la folie des êtres et du monde, l’étonnement devant les possibilités de bonheur et de beauté qui continuent à s’ouvrir. Ils sont aussi égaux, bien entendu, devant le refus de s’interroger, l’abrutissement et la mécanisation machinale de la pensée ! Mais chez Tchekhov, la façon dont ces questions se posent n’est même plus une garantie en soi de noblesse ou de valeur. Hamlet se demandait dans son fameux monologue s’il est «plus noble» de se tuer tout de suite ou de tenir bon. Ivanov, lui, ne se sent que ridicule, et il se révolte contre ce ridicule, et il trouve ridicule cette révolte. Aucune chance de noblesse là-dedans – ceux qui croient le contraire, dit Ivanov, ne font que prendre des poses en se regardant dans la glace. Lui, dans son miroir, ne voit que ses premiers cheveux blancs, et dans ces conditions, vouloir se remarier, rêver à une nouvelle jeunesse, ne peut être à ses yeux que grotesque. Comme disait à peu près Marx à propos de Napoléon III, dit «le petit» : la première fois, l’Histoire est tragique ; la deuxième fois, elle est comique. Ivanov, qui est d’une fierté impitoyable face à lui-même, ne voit dans le dérisoire que l’humiliation, pas la drôlerie ; du ridicule, il ne peut ressentir que la honte cuisante, pas le risible qui pourrait l’en consoler un peu. Il ne veut pas répéter Hamlet, il ne veut pas être comique. Mais il ne peut pas l’éviter, ni le supporter non plus – s’il rit, ses plaies se rouvrent. C’est ce qui fait sa tragédie. Autrement dit, c’est comme si toutes les questions avaient déjà été posées, toutes les réponses déjà énoncées puis éventées, toute perspective de nouveauté flétrie d’avance. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Mais ce sentiment de l’Histoire comme charge accablante et répétition vide, ce sens-là fait partie de la conscience moderne depuis le Romantisme, il ne peut pas ne pas en faire partie.


Certains esprits ne peuvent pas éviter de penser de telles pensées et de succomber sous leur poids. D’après Léon Chestov, qui en parle dans une formidable étude qu’il a consacrée à Tchekhov, l’une des grandes intuitions de l’auteur d’Ivanov, qui vient après le Romantisme et contribue à sa liquidation, c’est que la dénonciation de cet accablement, comme sa célébration lyrique plus ou moins complaisante, a vite fait de tourner elle-même au ridicule en se répétant elle-même indéfiniment. Ivanov est épuisé, dénonce son épuisement, trouve cette dénonciation ridicule, et cette conscience du ridicule achève de l’épuiser... C’est un cercle épouvantable, infernal, d’autant plus affreux que la source même de cet épuisement est perdue de vue. Selon Chestov, Tchekhov ne voyait pas comment on pourrait en sortir, sauf à se taper la tête contre les murs. Ce n’est même plus le roi qui est nu, c’est le réel. On ne peut plus voiler cette nudité. Devant elle, il n’y a plus qu’à fermer les yeux, ou à se les crever (quand on ne crève pas ceux des autres tout en hurlant que le roi n’est pas nu, ce qui est la «solution» des fanatiques). Est-ce que cette lecture est la bonne, est-ce que vraiment Tchekhov est aussi pessimiste et nihiliste que cela ? Évidemment, ce serait naïf de rétorquer : mais non, Tchekhov avait des convictions, il croyait au progrès, à la justice, il faut planter des arbres qui feront de l’ombre à nos petitsenfants, etc. Ce qui est d’ailleurs vrai, mais là n’est pas la question. Tchekhov est un artiste, pas un propagandiste de tel ou tel idéal. Il montre bien plus qu’il ne dit. Et c’est ce qui le rend inépuisable. Il ne dit pas simplement ce qui manque à l’humanité, il montre comment l’humanité est travaillée par ses manques, et comment ce travail de l’humanité, avec des hauts et des bas, peut déplacer parfois des lignes minuscules, voire invisibles. Surtout, il nous fait voir comment nous vivons ou survivons làdedans. Il décrit comment les êtres, malgré tout, persistent tels qu’ils sont, avec toutes leurs imperfections et leurs défauts plus ou moins risibles.


Ivanov, en 1887, entend ses bois «craquer sous la hache» ; en 1904, tous les spectateurs du dernier acte de La Cerisaie entendent à leur tour les coups de la cognée. Mais cette destruction n’est pas qu’une fermeture ou une mort. Elle a une part douloureuse, elle ouvre un vide, mais justement, le vide, c’est aussi une place libre, une ouverture, une affaire à suivre. Peut-être une éclaircie. On ne sait pas ce qui adviendra – ce ne sera pas forcément le pire, même s’il paraît souvent probable, pour des raisons que Tchekhov, précisément, expose si bien. Un classique, c’est quelqu’un qui se tient toujours au bord de l’avenir. Tchekhov, avant de mourir, a réclamé une coupe de champagne. Monter Tchekhov aujourd’hui, c’est boire à sa santé.

Luc Bondy

05 février 2015

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