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Intimité Data Storage

mise en scène Jérôme Richer

: Entretien avec Antoinette Rychner

Propos recueillis par Cécile Gavlak

Pendant combien de temps avez-vous travaillé sur cette pièce? D'où l'idée vous est-elle venue?


Le point de départ, c'était d'avoir constaté que je n'arrivais pas à supprimer le contact d'une personne décédée dans mon répertoire de téléphone portable. J'ai réalisé qu'un tel geste impliquait un gros impact émotionnel, symbolique. Techniquement, c'est très simple, facile, il suffit de "supprimer le contact". Une touche, et c'est réglé… Mais symboliquement ce geste s'apparente peut-être à une cérémonie, même minimale, et j'ai été frappée par la question du sacré et des croyances que l'acte soulevait. J'ai mis le personnage principal ("Frank Tauber") dans une situation identique, et cela a lancé l'écriture de la pièce.
Il m'a semblé que le dilemme était représentatif d'un phénomène de société contemporaine : beaucoup d'événements relationnels, humains, émotionnels sont vécus à travers le prisme technologique aujourd'hui, via le téléphone portable, les réseaux sociaux, etc.
Si je prends l'exemple du calendrier électronique "iCal" par exemple, j'ai l'impression que son interface (plages de temps modifiables représentés par des cases carrées) conditionne ma représentation du temps. C'est-à-dire que je vais percevoir une portion de temps comme une "case" délimitée que j'occupe… et que cette représentation me semble beaucoup plus puissante, organique et envahissante qu'elle ne l'était avec un agenda papier.


Pour la durée : j'ai commencé en août 2010 et j'ai terminé une première version en juin 2011. J'ai travaillé durant cette période avec un coach, Gérard Watkins (auteur français), car je bénéficiais de la bourse "Textes-en-scènes" (opération de la SSA, de Pro Helvetia, de l'AdS et du Pour cent culturel Migros), qui permet de faire appel à l'auteur de son choix pour qu'il accompagne le développement de l'écriture.
Puis, suite aux sollicitations de Jérôme Richer, qui avait décidé de mettre le texte en scène, j'ai retravaillé le texte en été et automne 2012.
Finalement, le travail se sera étalé sur 2 ans. Je crois que tout ce temps était nécessaire pour développer, puis réduire ce texte dans lequel j'avais mis beaucoup et qu'il fallait épurer, recentrer sur l'essentiel de sa substance. Jérôme Richer m'a beaucoup aidé, proposant des coupes, remettant sans cesse le travail en question.


L'intime et la famille sont vos thèmes de prédilection (selon le dossier de presse). Pourquoi vous intéressent-ils tant?


La famille sous sa forme occidentale traditionnelle (Papa Maman en couple monogame marié et leurs enfants) est un modèle très fort, dominant, qu'on considère encore comme "naturel", et immuable. Il n'y a qu'à voir le tollé que suscitent des propositions comme le "mariage pour tous" en France… A en croire les défenseurs de la famille traditionnelle, cette dernière est la seule structure valable pour garantir l'équilibre des individus et particulièrement des jeunes à éduquer. Pourtant, elle semble ne pas offrir que du bonheur et peine visiblement, tout comme notre société plus largement, à garantir aux individus que leur existence ait du sens et une valeur. Rappelons que la Suisse se place parmi les pays présentant un taux de suicide supérieur à la moyenne (Source: Office fédéral de la santé publique - Prévention des suicides (bag.admin.ch))
La famille qui est représentée dans la pièce est une famille aux valeurs conservatrices, sclérosée, qui étouffe sous sa propre obligation à se poser en modèle. Dans l'intimité de ses membres, de terribles conflits et de grandes souffrances ont lieu, mais ces colères, ces désarrois, ces souffrances doivent être tus, ils ne peuvent être exprimés sous peine de mettre en péril la mascarade officielle. C'est cette tension entre lutte intime et faux-semblant d'harmonie qui m'intéresse. Le phénomène est peut-être caractéristique d'une classe bourgeoise, il est en tout cas très hélvétique ; il ne faut surtout pas trop bousculer, parler trop haut, menacer la paix. En ce sens, le texte "Mars" de Fritz Zorn m'a beaucoup inspirée.
Avec Jérôme, le metteur en scène, nous avons évoqué les parallèles entre famille et Etat. Je pense qu'il y a aussi, à l'échelle d'une nation, cette volonté de cacher ce qui ne va pas, ce qui menace de s'effondrer, par un joli discours politique rassurant et mensonger. On peut aussi trouver un parallèle dans le besoin de repli sur soi de la famille Tauber et le repli de l'Europe sur elle-même, sa façon de s'ériger en forteresse devant l'immigration. Tout ce qui vient de l'étranger est considéré comme menaçant pour la cohésion, l'identité, la sécurité. Ainsi, le personnage de "Lisa T", la compagne de Frank qui va mener son enquête personnelle et débusquer les secrets familiaux, est-elle perçue comme un corps étranger, une intruse, une menace.


Vouliez-vous lancer un défi au metteur en scène avec des personnages tels que "Fonctions internes"? Qu'imaginiez vous sur scène?


Je n'imaginais rien. Parfois, je m'interrogeais sur le défi que cela représenterait ; comment "résoudre" théâtralement de telles figures ?
Mais mentalement, quand j'écris, cela se passe davantage dans l'oreille que par la vue. J'"entends" parler des personnages, je "sens" des forces en conflit ou en attirance. Mais je ne les vois pas vraiment. Quand je vois quelque chose, ce ne sont ni des silhouettes de personnages, ni une scène avec des comédiens dessus ou une scénographie, mais des lieux extérieurs, des lieux que je connais et auxquels je rattache des scènes, ou dans lesquels je me place moi-même, un peu comme on situe une action dans un lieu connu lorsqu'on rêve.


Pourquoi personnifier de tels outils?


Théâtralement, il me semble que cela permet de signifier l'omniprésence technologique, le fait que justement on ne soit plus dans un rapport d'humain à outils, mais d'humain à maîtres. Nous devenons les sujets de nos propres technologies de communication et de gestion qui nous dictent la marche à suivre heures après heures. Nos appareils deviennent les interlocuteurs principaux de nos vies, ils cadrent et conditionnent nos relations, nos façons de voir le monde. Peu à peu, dans notre esprit, nous appliquons des fonctions et termes technologiques comme "effacer", "reparamétrer", "réinitialiser" à des expériences de vie (après une rupture sentimentale par exemple, on peut avoir le sentiment de "repartir à zéro").


Quelle place l'écriture théâtrale à dans votre pratique d'écrivain et qu'est ce qui vous plaît dans cette forme?


L'écriture théâtrale est centrale dans ma pratique d'écrivain, je suis fascinée par le passage entre une matière mentale, textuelle, et la matière physique, orale qui prend vie sur scène. Cette métamorphose si elle se déroule de façon féconde pour tous prend des allures de miracle, c'est ce qui me fait continuer à aimer cet art. La surprise, les surprises qu'on peut avoir en tant qu'auteur lorsque dans le jeu des comédiens, une réplique prend un sens, une dimension qu'on avait pas soupçonnés à l'écriture.
Par ailleurs, l'écriture théâtrale permet de casser la solitude ou le repli qui peuvent exister dans les projets d'écriture de prose en solo. Avec le théâtre, il y a, sinon la possibilité de travailler directement avec l'équipe de création comme je le fais avec certaines compagnies, du moins la perpective que le texte sera, en définitive, habité, développé par plusieurs instances créatrices (metteur en scène, interprètes, autres collaborateurs de la création).
C'est quelque chose dont j'ai besoin car je crois que de rester tout le temps en tête à tête avec mes textes, comme c'est le cas pour la prose, ne me conviendrait pas. Inversément, après des projets théâtraux je ressens parfois le besoin de m'isoler dans un projet d'écriture où je maîtrise tout, où je suis seule maître à bord et où je peux naviguer dans des contrées de solitude. En sachant qu'il n'y aura pas d'intermédiaire entre le texte et son lecteur, que le texte restera sur papier et sera lu dans l'intimité de la tête du lecteur. J'ai besoin des deux formes d'écriture, c'est un équilibre à trouver entre mes diverses activités.

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