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Intimité Data Storage

mise en scène Jérôme Richer

: Entretien avec Jérôme Richer

Intimité data storage, c’est quoi ?


Une pièce d’Antoinette Rychner, une jeune auteure suisse romande. C’est l'histoire de trois générations d’une même famille confrontée à un processus de deuil inachevé, processus réactivé par l’irruption du hasard, d’un élément perturbateur en la personne de Lisa T., la compagne de Frank. Quelques années auparavant, la soeur de Frank, une autre Lisa s’est suicidée, finissant de briser l’unité familiale.


Dans la pièce, la grand-mère, Asil (anagramme de Lisa) est la pythie à qui tout le monde offre des boites de chocolat en offrande alors qu’elle n’en mange pas. La mère, Mazer, a érigé une barrière entre elle et le monde pour conserver au secret la mémoire de sa fille morte. Le père, Fazer, lui est tombé en catatonie. Il passe la majeure partie de la pièce sur un fauteuil roulant comme simple élément de décor. Et enfin Frank, le fils, tout autant incapable de gérer le deuil que les autres membres de la famille, accuse sa mère d’être l’unique responsable du suicide de sa soeur.


C’est donc une pièce très chargée dans sa thématique mais empreinte de poésie et d’humour dans sa forme.


A cette impossibilité du deuil se rajoute une réflexion autour des nouvelles technologies et des changements qu’elles induisent dans notre rapport à la mort. Un des premiers moteurs d'Antoinette pour écrire cette pièce a été de se rendre compte qu’il est fréquent que nous ayons encore dans nos répertoires de téléphones portables les numéros de personnes décédées.


Comment en es-tu venu à vouloir monter ce texte d’Antoinette ?


C’est Antoinette, après avoir vu La ville et les ombres[1], qui m’a demandé si j’étais d’accord que la Compagnie des Ombres soit sa structure partenaire dans le cadre de l’opération Textes-en-scènes[2]. J’avais déjà lu et vu une de ses pièces L’enfant, mode d’emploi et j’avais été extrêmement touché par sa manière d’aborder l’écriture avec une sensibilité très éloignée de la mienne. Antoinette manie une langue qui parait extrêmement quotidienne mais qui est au fond très construite et musicale.


Ses thématiques sont aussi très éloignées des miennes puisqu’Antoinette s'intéresse souvent à l’intime, à la famille. J’ai accepté ce projet comme un pari, dans la volonté d’aborder quelque chose de nouveau mais aussi, et surtout parce que j’éprouvais le besoin de monter un texte de structure classique contrairement à ce que j’avais fait jusque là, un texte avec un début et une fin clairement identifiées, des personnages reconnaissables… Le texte d'Antoinette me semblait le plus approprié pour répondre à ce besoin puisqu'il entrait en écho avec mes propres préoccupations autour de la notion de deuil.


Ce partenariat de Textes-en-Scènes t’obligeait à monter la pièce ?


Non. J’ai été moi-même lauréat de Textes-en-scènes en tant qu’auteur. J’ai donc pu suivre de manière privilégiée l’écriture du texte, ces différentes étapes. J’ai pu passer de l’enthousiasme à la déception pour revenir à l’enthousiasme. Antoinette est perpétuellement en train de chercher. C'est parfois difficile à suivre. Mais c'est aussi ce qui m’a séduit. Car moi-même en tant qu’auteur, j’essaie de faire en sorte que le texte reste vivant le plus longtemps possible. Souvent il ne trouve sa forme définitive que quelques jours avant la première. Ici, du fait de Textes-en-scènes, Antoinette aura la possibilité de nous accompagner pendant une partie des répétitions, d'être au coeur de la fabrique du spectacle. Nous nous connaissons suffisamment pour avoir un échange constructif. Il faut savoir que j’utilise souvent le texte comme un matériau car ma préoccupation principale, c’est le spectacle, uniquement le spectacle. Le texte n’est qu’une des composantes du spectacle. Il n’est en rien sacré. Je peux inverser des scènes, en couper d'autres. Certaines parties peuvent être très bien écrites mais s'éloigner du centre, de ce qui constitue le coeur de la pièce. Il faut donc pouvoir en faire le deuil.


Souvent on t'associe à une certaine forme de théâtre politique du fait des thématiques que tu abordes dans tes spectacles, ce nouveau projet marque-t-il la volonté de rompre avec cette étiquette ?


Par rapport à mes textes, la pièce d'Antoinette peut paraître moins ouvertement en prise avec la société, avec ce qui s'y joue. Mais ce n’est qu’une question de regard. Pour moi, la famille est un miroir de notre société, un double. Dans le cadre de mes études en histoire du droit, j'ai eu un cours sur les relations entre la famille et l'état, pour discerner au cours des différentes périodes de l'histoire qui a eu une influence sur qui. Est-ce la famille qui impose la forme de l'état ou l'inverse ? Ce que je veux dire, c'est que la pièce d'Antoinette peut être traitée d'une manière très terre à terre comme un simple drame familial ou d'une manière plus large pour les échos qu'elle nous donne de notre société et de notre rapport à la mort, au suicide. Evidemment c’est cette deuxième option qui m’intéresse.


Il y a une autre chose dont je me suis rendu compte assez récemment, c'est que la pièce a pratiquement une forme tragique. Comme dans les drames familiaux des pièces de Sophocle qui restent pour moi des modèles. Une lecture sous cet angle permet de décoller du simple réel, d'imaginer quelque chose de beaucoup plus fort sans pour autant être dans l'extrapolation fantaisiste. C'est une réflexion dont j'ai parlée avec Antoinette et que je voudrai approfondir dans mon travail de mise en scène.


Parlons du spectacle. Qu’est-ce que nous verrons sur scène ?


Comme toujours, j'essaie de freiner mon imaginaire avant le début des répétitions. Je ne peux donc livrer que quelques pistes de travail.


Je souhaite que le jeu soit assez rapide. C'est ce que j'ai compris après avoir vu la mise en scène de L'enfant, mode d'emploi. L'écriture d'Antoinette marche selon moi si elle est rendue à un rythme soutenu. C'est là que réside sa force. Sinon on ne fait que l'alourdir, la rendre sur signifiante. Je veux donc un jeu rapide, léger. Un jeu à même de faire ressortir l'humour derrière la gravité. Si c'est une écriture rapide, je tiens à donner de l'espace aux silences, qui sont les contrepoints nécessaires de cette rapidité. Les silences créeront des effets de rupture, de suspensions.


J’aimerais que les espaces des différents personnages existent constamment sur scène. Dans le même ordre d’idée, même si ce n’est pas encore définitif, je pense que les comédiens seront en scène pendant toute la pièce. J'ai toujours été séduit par cette idée du dedans et du dehors. Ce n'est pas parce qu'on ne joue pas qu'on doit être caché. Au contraire, j'aime que la "mise en scène" soit visible, que les choses se fassent à vue, que les spectateurs puissent démonter la machinerie qui se joue devant eux. Cela implique de mettre en place un certain nombre de codes de jeu. Cela créé aussi ce trouble que j'exploite régulièrement : placer le spectateur dans une position qui fait qu'il ne sait pas toujours si celui qu'il voit sur scène est le personnage ou le comédien, celui qui se cache derrière le masque.


Il y aura un environnement musical très fort que nous avons commencé à penser avec Andrès Garcia, le musicien, à base d’harmonium, de piano et de bidouillages électroniques. Une musique assez lente qui pourra se déployer selon plusieurs formes avec un thème clairement identifiable. La pièce ne cesse de tourner autour de la difficulté à parler ou à dire ce qui est important (plutôt que l’anecdotique). La musique par ses répétitions en sera le reflet. Peut-être pour la fin du spectacle, qui sera aussi une libération, un envol, nous emploierons le morceau Maybe Not de Cat Power que j’affectionne particulièrement avec son si beau refrain :


We all do what we can
So we can do just one more thing
We can all be free
Maybe not in words
Maybe not with a look
But with your mind


Si la pièce met en jeu trois générations de personnages, tu as choisi d'engager des comédiens qui ont pratiquement le même âge et même un homme qui devra jouer un rôle de femme ?


Nous ne sommes pas au cinéma. Je ne crois pas que nous ayons besoin d'avoir des comédiens qui aient l'âge de leurs rôles ou soient forcément du « bon » sexe. De toute façon, cela ne m'intéresse pas. La question essentielle est celle de l'appropriation par le comédien, où est-ce qu'il trouve en lui les échos de son personnage. Pour jouer la grand-mère, j’ai effectivement demandé, suite à la défection de la comédienne originellement prévue, à Frédéric Mudry de prendre le rôle. C’est un comédien que j’ai eu l’occasion d’apprécier sur scène à plusieurs reprises dans des personnages plus légers et j’ai eu l’intuition qu’il pouvait rendre quelque chose d’intéressant pour la grand-mère. Il est clair que je ne vais pas lui demander d'imiter une personne âgée mais de trouver en lui la vérité de ce qui est dit, la sincérité. Naturellement le corps suivra. Après comme j'aime bien ce qui est ludique, il y aura des perruques, des postiches en tout genre, des costumes décalés pour rendre compte de cette différence de génération.


Je mise beaucoup sur cette société des comédiens qui se trouveront sur scène. Pour la majeure partie, à l'exception de Valeria Bertolotto et Frédéric Mudry, ce sont des gens avec qui j'ai déjà travaillé, que je connais suffisamment pour savoir comment ils fonctionnent et où je peux les mener. Je fais du théâtre pour les comédiens, pour cette rencontre avec eux. C'est là le plus important dans ma démarche, aller à la rencontre des comédiens pour espérer aller ensuite à la rencontre des spectateurs. Cela parait une évidence mais ce n'est pas si simple que cela. Parce que je parle d'une véritable rencontre, d'une véritable mise en jeu. Il s'agit d'être sincère, de ne pas tricher avec soi, ni avec les autres.


A propos de ne pas tricher, la pièce est rendue complexe par la mise en jeu de nombreux éléments liés à l'univers technologique. Il y a par exemple ces personnages appelés Fonctions internes qui représentent les téléphones portables, les discussions virtuelles sur le mur de la page Facebook de Lisa. Comment comptes-tu traiter ça ?


Le plus simplement possible. Même si j'aime parfois l'utilisation d'outils technologiques sophistiqués comme dans ma mise en scène de 7 secondes de Falk Richter, ici je compte limiter au maximum leur utilisation. Ces personnages de Fonctions internes seront réduits à un processus de surtitrage organisé simplement. Le mur Facebook sera rendu par les comédiens qui parleront derrière le tulle disposé derrière l'espace de la grand-mère avec leurs voix sonorisés.


Si la pièce d'Antoinette pose effectivement beaucoup de difficultés, il s'agit d'être inventif. Nous sommes au théâtre. Nous ne disposerons jamais des moyens du cinéma. C'est dans le bricolage que réside la poésie sur scène. De nos limites, il faut faire une force. Car dans cette limite, cette fragilité résident l'humain. C'est la beauté du théâtre. C'est en cela qu'il restera selon moi le lieu de l'expression de l'humain au contraire du cinéma.


Il y a une forme de résistance au théâtre. Probablement que c'est une autre raison de m'intéresser à la pièce d'Antoinette car elle met en jeu la transformation d'un processus humain, ici le deuil, du fait de l'omniprésence des nouvelles technologies. Si les tragiques grecs vivaient dans un monde où les dieux étaient partout, nous sommes aujourd'hui dans le monde des machines. Il faut inventer un théâtre qui puisse dialoguer avec elles. Ce que j'appellerai une tragédie au temps des machines. C'est ça finalement la pièce d'Antoinette, une tragédie au temps des machines.

Notes

[1] Texte et mise en scène Jérôme Richer, création à la Bâtie, festival de Genève en 2008. Repris à la Grange de Dorigny à Lausanne. Spectacle sélectionné aux Journées du théâtre contemporain en 2009.

[2] Textes en scènes est une opération organisée tous les deux ans, conjointement par la SSA, Pro Helvetia, le % culturel Migros et l'ADS. Il s'agit que quatre auteurs lauréats du concours soient accompagnés dans un projet d'écriture par un auteur confirmé.

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