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: Entretien avec Frank Vercruyssen et Damiaan De Schrijver

Propos recueillis par Agathe le Taillandier

Après la répétition et Infidèles sont des textes d’Ingmar Berg- man. Vous aviez également créé Scènes de la vie conjugale en 2013. Comment est née votre obsession pour cet auteur et réa- lisateur suédois ?


Frank Vercruyssen : Je parlerais plus de passion que d’obsession. Lorsque nous avons découvert la beauté de ses textes, c’est- à-dire de ses scénarios et de ses livres, la langue de l’écrivain plus que celle de l’homme de théâtre, nous les avons travaillés avec beaucoup de désir et d’amour. Son écriture fonctionne très bien sur le plateau. Puis, on nous a conseillé de lire Entretiens privés et Infidèles, et en parallèle nous nous intéressions aussi à son autobiographie Laterna magica. Les trois œuvres étaient sur notre table de travail et finalement pour notre nouvelle création, nous avons gardé essentiellement le texte d’Infidèles. Lorsqu’on réfléchit en amont des spectacles, nous faisons un véritable va-et-vient au coeur d’une matière foisonnante, nous prenons le temps, et puis nous faisons des choix pour faire le montage textuel.


Infidèles est passionnant car Bergman se met en scène lui-même : il est un personnage de la pièce et cela nous a donné envie de creuser la dimension autobiographique de son œuvre. C’est un texte qu’il écrit tardivement, déjà vieil- lissant, et il a un regard rétrospectif sur sa vie et son œuvre. Même si au fond, sa propre existence innerve tous ses textes, je pense par exemple à ses relations intimes avec les femmes, à ses parents. Le troisième chapitre de Scènes de la vie conjugale, c’est un événement qu’il a vraiment vécu en 1949 et qui revient dans le texte d’Infidèles. Dans Après la répétition, le personnage du metteur en scène, Henrik Vogler, discute et raconte une péri- pétie qu’il a vécu quand il était petit : c’est tiré de la vie de Berg- man, une fois de plus. Il y a donc des liens très clairs entre sa vie et celle de ses personnages. Et dans notre pratique théâtrale cela nous intéresse beaucoup ces allers et retours entre la vie et la fiction.


Son art de l’observation minutieuse des liens entre les hommes rejoint celui de dramaturges comme Anton Tchekhov ou Jon Fosse. Le tg STAN aime raconter des histoires intimes pour façonner un théâtre de l’âme humaine ?


Franck Vercruyssen : Bergman s’intéresse profondément au microcosme humain, aux relations entre les hommes et les femmes : l’infidélité, l’amour, le divorce, la promiscuité, les trom- peries, les humiliations. Nous sommes très sensibles à la capacité de Bergman à parler de l’âme humaine, à formuler des témoi- gnages métaphysiques, des réflexions sur la vie en général. Son écriture est foisonnante, ses descriptions ont quelque chose de romanesque. Mais ce qui est époustouflant c’est quand on étudie de près la frontière entre le réel et l’illusion dans son travail. En fait il la brouille sans cesse, sa voix personnelle est omniprésente. Je pense au film Une passion qu’il réalise en 1969 par exemple où on entend cette phrase en voix off : « Qu’est ce que vous pensez de votre personnage ? ». L’acteur présent à l’écran répond à la question juste après. C’est comme une pause dans la fiction qui révèle l’acteur à nu, en train de jouer ! Cette absence de frontières entre le personnage et le comédien est très moderne et pour nous, ce sont des outils théâtraux extraordi- naires. Le quatrième mur est déjà tombé chez Bergman. Nous souhaitons rendre hommage à tous ces artistes qui, comme Bergman, avant nous, ont interrogé et brouillé la limite entre la représentation et la vie.


Comment concrètement trouvez-vous des réponses scéniques et théâtrales à cette écriture scénaristique ?


Franck Vercruyssen : Pour Infidèles, c’est un véritable défi car c’est l’histoire d’une femme, Marianne, qui se raconte. Son récit est tissé de dialogues, de flash-backs et de scènes avec d’autres personnages mais il faut trouver un équilibre entre la voix de Marianne, qui est omniprésente et les trois autres acteurs pré- sents sur scène. Nous ne sommes pas favorables pour l’instant à utiliser l’image cinématographique comme réponse à certains enjeux dramaturgiques. Mais Après la répétition est plus simple théâtralement : c’est un dialogue entre un metteur en scène et une comédienne dans un seul espace.
Au fond, ce qui nous interroge beaucoup c’est la manière de créer sur une scène, l’in- timité du plan rapproché cinématographique. Comment trans- poser cet effet de sourdine, de proximité, d’intimité alors qu’il y’a un public réuni et une distance physique avec les comédiens ? Dans Après la répétition, Bergman écrit : « Il y a une représen- tation si ces trois éléments sont présents : la parole, le comédien, le spectateur. C'est tout ce dont on a besoin, on n’a besoin de rien d’autre pour que le miracle se produise. » Au fond cela pourrait définir la pratique du tg STAN, celle d’un théâtre simple, sans artifice et sans blabla, dont le noyau serait les mots et le corps de l’acteur en train de jouer sans chercher à le dissimuler.


Vous présentez L’Atelier, signé notamment par le tg STAN, tout comme Infidèles et Après la répétition. Cette pièce, est-ce le rêve de déployer la fabrique de l’artiste, ce qu’il se passe dans sa tête et dans son corps lorsqu’il crée ?


Damiaan De Schrijver : C’est notre point de départ. On s’est demandé surtout comment représenter l’atelier du comédien puisque contrairement au peintre par exemple il n’a pas d’atelier à proprement parler. Est ce que cet atelier, c’est sa tête ? Ses souvenirs ? Sa cuisine ? Sa bibliothèque ? Est-ce le monde tout entier ?
La création de ce spectacle, en collaboration avec Peter Van den Eede (de KOE) et Matthias de Koning (Maatschappij Discordia) s’est déroulée sur des années. On faisait des listes de situations que l’on voulait montrer sur le plateau concernant le travail de l’acteur, toutes les actions qu’il peut faire sur une scène. Par exemple : qu’est ce qu’être assis sur une chaise ? Et qu’est-ce qu’un comédien qui marche ? Certes, c’est un homme qui marche, mais dans le contexte de la représentation, c’est quoi ? Est-ce joué ? Si je suis assis et que je lis, est-ce que je suis en train de jouer que je lis ? Est-ce que c’est une exposition présentée au regard du public ? Sommes-nous des installations puisque nous sommes observés ?
En fait chaque action que nous avons listée est une proposition théâtrale en devenir. Cette matière de recherche impliquait de construire et de déconstruire beaucoup pendant les répétitions. En fait l’idée est de dépouiller une situation jusqu’à son origine pour pouvoir commencer à jouer, tout comme le peintre le fait sur un croquis avant de réa- liser son œuvre finale.


La scène prend la forme d’un chaos généralisé mais très organisé. Quelle place donnez-vous aux accessoires dans votre pro- cessus de création ?


Damiaan De Schrijver : Les accessoires sont très importants, ils peuvent être des obstacles, créer de la difficulté ou être des outils de jeu : on déploie par exemple, tout un jeu autour du motif de la porte. Qu’est-ce que c’est que le dedans, le dehors, être d’un côté ou de l’autre de la porte. Tous les objets présents sur scène nous inscrivent dans le réel. Chaque action peut fina- lement donner naissance à un acte théâtral mais ce sont des tentatives, des essais, on n y parvient pas à tous les coups. Et tout cela a donné naissance à L’Atelier, un spectacle sans mots, très matériel – c’est-à-dire que la matière y est essentielle, on essaie de montrer ce qu’il se passe dans la tête des acteurs que nous sommes.


Vous proposez un dispositif bi-frontal. Est-ce pour permettre aux spectateurs d’être le plus près possible de vous, presque dans vos cerveaux de créateurs ?


Damiaan De Schrijver : La scène bi-frontale nous permet de remettre en question tout d’abord les notions de cour et de jar- din. Et puis le spectacle est un dévoilement de nos ficelles, notre art, notre théâtre. Si le public arrive à nous suivre, oui, idéalement on aimerait qu’il rentre dans nos têtes ! Avec la présence des spectateurs des deux côtés de la scène, les gens se regardent et nous regardent en train de construire quelque chose qui vient de notre imagination et qui, je l’espère suscitera aussi leur propre imagination.
Ils ne s’attacheront pas à toutes nos tentatives, à toutes nos manipulations. On leur laisse une grande liberté un peu comme devant une toile de Magritte qui joue avec les objets et les signes. L’Atelier est un immense laboratoire. On fait de l’art et en même temps ce n’est rien, ce sont des essais, c’est drôle. Et au cœur de ces éclats de rire, on cherche bien sûr à faire émerger une dimension tragique. Je pense qu’il peut y avoir une forme de catharsis pour le spectateur parce qu’il y a une ouverture infinie dans ce spectacle. L’Atelier, c’est une grande improvisation dans laquelle on met en scène le plaisir de chercher mais il y a aussi une écriture précise, que l’on doit respecter, une pièce en quatre actes : en somme, c’est un chaos très bien organisé.


Propos recueillis par Agathe le Taillandier

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