J’ai choisi ce texte d’Ivan Viripaev, dont les réflexions sur l’amour servent de prétexte à une question métaphysique que je crois bien plus profonde et essentielle : celle de notre rapport à la vérité. Je poursuis donc avec cette pièce drôle, subtile et cynique, ma quête sur la fragilité des perceptions, sur les tentatives de définir une vérité universelle à laquelle se raccrocher.

La physique quantique nous enseigne que la réalité perceptible est incompatible avec la réalité même de la matière. Notre pensée s’articule autour de substances matérielles dotées de permanence et de caractéristiques immuables. La science moderne en remet en cause les fondements même, en décrivant la matière comme une superposition de mouvements. Il existe donc une incompatibilité fondamentale entre notre perception de la réalité et la réalité elle-même. Ainsi, ce que nous croyons vrai n’est qu’une vision temporaire et possible d’une réalité mouvante. Ce paradoxe métaphysique est parfaitement illustré par l’auteur, qui applique les histoires consistantes de Griffiths à la vie observable, pour lier et délier des faits à priori incompatibles. Albert, Sandra, Margaret et Dennis sont ainsi pareil à des particules élémentaires balancées au rythme de mouvements opposés et simultanés, dont nous percevons les volutes, et auxquelles nous tentons de donner une cohérence qui nous est propre.

Viripaev pousse le public à faire des choix qui peuvent s’avérer très contradictoires et l’oriente progressivement vers l’impossibilité de délimiter les contours d’une vérité unique.

Le sens de la pièce réside moins dans la morale de chaque récits que dans la manière dont ils se répondent, se contredisent et se complètent. Les événements individuels comptent moins pour eux-mêmes que la dynamique du tout.

Viripaev ne nous donne pas de réponse, il propose différentes portes qu'on est libres d'ouvrir ou pas. Il nous distribue des éclats de vérité, et nous rend libre d'en choisir un, plusieurs, tous ou aucun, alors même que nous pensions détenir le seul fragment existant, Il illustre ainsi à merveille les mots du poète arabe Djalâl ad-Dîn Rûmi : "La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve." C'est en ça qu'illusions éveille les consciences et nous rapproche du cosmos.

J’ai choisi une scénographie sobre, qui renvoie en miroir les « menus éclats multicolores » du texte, comme une démultiplication des points de vue rendue sensible.

La manière même de raconter, de représenter, d’écouter est remise en question. Les narrateurs mentent, tournent en dérision leur propre rôle, nous égarent et nous rattrapent.

J’ai choisi de jeunes comédiens, vêtus de couleurs vives, dont la joie solaire porte au plateau la puissance vitale d’un texte fluide, comme une barcarolle, qui nous emmène d’une rive à l’autre de la vie.

Nous essayons tous de comprendre la vérité du monde. Nous tentons désespérément de le décomposer en catégories rationnelles et morales. Mais cette vision figée est rarement la plus appropriée pour appréhender un cosmos changeant. Ivan Viripaev nous en fait la démonstration flagrante : Il présente les faits, les paroles, les pensées par-delà le bien et le mal, et chacun des personnages, se trouve alors dans une acceptation nietzschéenne du réel, sans passion triste, sans négativité, avec joie. Et ça fait beaucoup du bien !

L’auteur fait vaciller nos certitudes sur ce qui est, ce qui a été et ce qui sera, et alors chacun s’interroge : « Il doit pourtant bien y avoir quand même un minimum de constance, dans ce cosmos changeant. »