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Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer

+ d'infos sur le texte de Vincent Macaigne
mise en scène Vincent Macaigne

: Notes dramaturgiques sur l’adaptation

Foisonnement romanesque, réduction dramatique


Le roman de Dostoïevski est construit sur un foisonnement narratif et descriptif propre au genre romanesque. Notre ambition est double : à la fois, réduire ce foisonnement à une structure dramatique plus resserrée et en même temps conserver la force épique et poétique inscrite dans ce foisonnement. Ainsi la réduction que nous proposons ne repose pas sur la peur de trop dire ou de trop montrer, sur une contrainte purement fonctionnelle et extérieure (faire un spectacle de trois heures), mais elle est une lecture possible du roman, une lecture construite par le texte de Dostoïevski lui-même et par notre propre imaginaire. Entre la réduction à un squelette narratif symboliquement pauvre qui prendrait la forme d’une mise en dialogues du roman et le respect de l’intégrité complète du texte, nous cherchons une troisième voie qui permettrait de maintenir sur le théâtre à la fois l’histoire et sa force épique, sa puissance symbolique, son énergie vitale et poétique.


La réduction à des « scènes primitives » : narration, symbolisme et parabole


Deux principes construisent le travail d’adaptation entrepris :

  • - la reprise des enjeux énoncés par Dostoïevski dans ce qu’André Markowicz a appelé le roman préparatoire de L’Idiot. S’y trouvent condensés toute la force symbolique et les enjeux primitifs de l’histoire racontée par Dostoïevski. Ces notes de travail qui vont du plan au canevas de scène en passant par la description des personnages nous donnent des indices structuraux fondamentaux. Elles ouvrent en outre la voie à d’autres romans possibles nous aidant ainsi à construire notre propre lecture.
  • - la réduction à des situations de plateau fortes qui permettent de condenser dans un temps réel – celui de la représentation, commun aux acteurs et aux spectateurs – les enjeux narratifs et symboliques du roman. Il s’agit alors de déplacer la temporalité proprement romanesque (celle du récit sur plusieurs mois) ailleurs (dans le discours des personnages, dans les surtitres). Nous voulons ainsi privilégier les moments de crise : là où le roman prend le temps de préparer les coups de théâtre et les crises successives et nombreuses, l’adaptation théâtrale doit savoir montrer sans avoir nécessairement besoin d’expliquer.

De ces deux principes initiaux se dégage une première réduction dramatique. Nous transformons les quatre livres qui composent le roman en deux parties dramatiques. La première partie va jusqu’à la première crise d’épilepsie du prince (milieu du livre 2), la seconde partie jusqu’à la fin du roman. Ce choix s’est imposé par l’articulation de chacune des deux parties autour de situations dramatiques englobantes : la fête d’anniversaire de Nastassia pour la première, le lendemain de fête autour de la convalescence du prince pour la seconde. Chacune de ces deux parties est fortement caractérisée et différenciée par un processus de déstabilisation du réel :

  • - la fête d’anniversaire de Nastassia concentre les enjeux premiers de l’intrigue : l’histoire de Nastassia (motrice dans l’histoire), l’arrivée du prince Mychkine dans cette société, l’amour de Rogojine, l’hypothétique mariage de Nastassia avec Gania… Le lieu est concret : une salle des fêtes, un anniversaire, un banquet.
  • - La convalescence du prince donne à voir l’évolution de cette société, sa folie : tous les personnages ont changé, comme si la crise d’épilepsie avait été le déclencheur d’une crise généralisée. On rentre dans le sacrifice du prince et de tous. Lieu poétisé et onirique, le meurtre, le sang, comme un lieu de lendemain de fête, tout se remet en branle dedans, le temps se décale vers plus de poésie, d’onirisme, de symbolisme (la pluie, le feu…)

Chacune de ces deux parties se différencie par une plongée de plus en plus profonde dans la tragédie et le passage scénique d’un réalisme grotesque à un réalisme de plus en plus onirique et symbolique.
Cette construction en deux temps répond par ailleurs à une lecture filtrante du texte de Dostoïevski : de même que le romancier russe se sert du cadre bourgeois pour proposer non pas un conte moral, mais une parabole aux résonnances bibliques et mythiques, de même notre adaptation voudrait se débarrasser de ce cadre. Il s’agit de cette façon de rompre avec l’idée bourgeoise d’un Dostoïevski fin « psychologue » de l’âme humaine, pour se concentrer sur le tragique primitif et symbolique, comme nous le suggèrent les notes du roman préparatoire, qui créent des figures avant de construire des personnages.
Cependant ce « cadre » bourgeois, comme nous l’avons appelé, n’est pas seulement chez Dostoïevski une façon de conceptualiser son histoire, ce cadre dépeint aussi une société précise, la société russe de son époque, malade et névrosée, qui crée elle-même la possibilité d’une réactivation de la parabole et du mythe. Notre lecture ne peut donc s’appuyer uniquement sur la parabole, mais elle doit inscrire la parabole dans notre société contemporaine. Il nous appartient donc de réactiver le mythe dostoïevskien.


La parabole actualisée


Quelle est aujourd’hui cette société dans laquelle le prince Mychkine pourrait apparaître ? Une société de jeunes oisifs, une société violente, dans laquelle chacun est en quête de sens et d’amour, une société cynique, contradictoire dans ses valeurs et ses espérances. La naïveté et la bonté du prince Mychkine n’existent que par le monde dans lequel il évolue, un monde féroce où se mêlent sans hiérarchie le laid et le beau, le mesquin et le sublime, le sperme et les larmes, le sang et le rire. C’est notre monde d’aujourd’hui qu’il faut mettre sur la scène, un monde dans lequel l’idiot apparaît comme un monstre, plus proche des Idiots de Lars von Trier que du Christ de la Bible. Une bonté monstrueuse, dont la sincérité doit être mise en doute, une innocence qui nous résiste et nous fascine.
Un rapport idiot (naïf) au monde, déjà impossible au temps de Dostoïevski, est-il possible aujourd’hui ? La violence du monde dans lequel évolue le prince Mychkine est celle d’une société installée et aristocratique aux prises avec des changements idéologiques qu’elle ne maîtrise pas, une société sans but, aux valeurs floues, poussée au divertissement, une société pleine de larmes et, déjà, de rancoeur. Ce divertissement, au sens pascalien, est celui de notre monde contemporain : des individus qui se regroupent, s’amusent, s’activent, parlent et discutent, pour éviter d’être pleinement présent au réel. Il faudrait montrer comment cela résonne non seulement par rapport au monde dans lequel nous vivons, mais aussi par rapport au théâtre lui-même. Comment faire du théâtre de façon essentielle, naïve, idiote ? ou comment composer avec notre divertissement ?
Il nous faut donc reprendre ce qui nous reste du tragique ancien, mythique, mystique et biblique, mais en l’inscrivant dans les images de notre monde contemporain, pour révéler le caractère névrotique et désespéré de notre société. De L’Idiot, nous voudrions faire un requiem : sacrifier et l’idiot et la société qui rend impossible son existence, nous sacrifier nous-mêmes.


Que reste-t-il du texte de Dostoïevski ?


L’adaptation a pour objet de montrer la tragédie et le sang dans le drame bourgeois, le mythe dans une société bourgeoise qui serait la nôtre. Dans cette perspective, l’amour n’est pas considéré comme un ressort narratif ou dramatique parmi d’autres, mais comme l’élan de tous ces personnages vers une impossible rédemption. Il fait partie du cri, de la rage qui ne peut se résoudre que dans le sacrifice et la mort. L’enjeu principal de l’adaptation est sans doute de retrouver aujourd’hui sur scène la violence et la radicalité du roman de Dostoïevski. Le roman préparatoire nous aide à percevoir cette violence, qui pourra choquer ceux pour qui L’Idiot est un monument littéraire avant d’être une oeuvre incroyable, impensable, violente et dérangeante. Le monde décrit par Dostoïevski n’est pas stable et policé, il est traversé de pulsions, de mouvements contradictoires puissants et violents. On se rappellera ce qu’il dit à propos de L’Idiot :
« L’idiot, d’abord on le traite comme un fou, physiquement, presque à coups de fouet. On le traite comme rien. On parle de tout devant lui. On pourrait presque faire ses besoins devant lui.
Lui-même il se comporte pareil ; se tait ; regarde en-dessous. Plein de choses qui bouillonnent. (Quand on lui a demandé) comment il permettrait qu’on le traite de cette façon, il a répondu confusément, mais a donné à comprendre que dans cette humiliation extrême et la soif intérieure de vengeance, il ressentait même une jouissance. « Je me dominais moi-même » - la jouissance est là. »


L’adaptation se fera en plusieurs temps : le premier est la constitution d’une adaptation longue, qui conserve la plus grande quantité possible d’éléments possibles tirés du texte original : monologues, dialogues, scènes et situations. La sélection ne sera pas définitive, elle mettra aussi de côté des textes qui apparemment ne trouveraient pas facilement leur place sur la scène (récit, description), mais qui pourront peut-être y apparaître sur d’autres modes.
A partir de cette adaptation, il y aura un possible travail de réécriture, un nouveau travail de condensation et de redistribution, puis la confrontation avec le plateau qui à nouveau modifiera le texte. C’est dans la contrainte d’une lecture au plus près du texte, mais déjà informée par une vision poétique et théâtrale globale, qu’il sera possible d’ouvrir un véritable espace de liberté à l’intérieur duquel metteur en scène et comédiens façonneront leur Idiot.

Vincent Macaigne et Jean-Luc Vincent

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