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III

+ d'infos sur le texte de Philippe Malone
mise en scène Gislaine Drahy

: Entretien avec Gislaine Drahy - extraits

Propos recueillis par Sylvain Diaz pour la revue Agôn – Lyon, 7 février 2012

Sylvain Diaz. Pour toi, III, ça raconte quoi ?


Gislaine Drahy. III raconte le pouvoir quand on l’a sans projet, quand on l’a sans autre vouloir. C’est l’histoire d’un homme qui hérite d’une toute puissance absolue mais qui n’a d’autre projet que d’en faire l’épreuve, et qui, expérimentant, grâce à la soumission des autres, l’absence de limites opposées à l’arbitraire de la situation, ira jusqu’à provoquer les pires désastres, et bien sûr le sien. III raconte la vacuité, met en scène un univers complètement autocentré et totalement vide. Un présent vidé d’avenir, comme de passé. Ça raconte donc le gouffre, qui est, je trouve, celui de beaucoup d’individus dans notre société mais qui est, de manière très métaphorique, le gouffre même de notre société, du capitalisme actuel.


S.D. Tu as affirmé trouver cette écriture violente à la lecture mais l’avoir découverte drôle à la lecture à voix haute. Tu dirais que c’est une pièce comique, tragique ? Je parle de tragique parce que Philippe Malone dit lui-même que sa pièce l’est, les personnages étant lucides face à leur situation.


G.D. III est une pièce et comique, et tragique, et poétique, et incroyablement brutale… C’est là qu’on rejoint l’écriture de Shakespeare, dans la capacité à nouer ensemble des choses qui d’habitude ne le sont pas : un très haut niveau de langue et en même temps, une brutalité, une férocité inouïe des situations ; la poésie et le cynisme. Je trouve que le grand art de Philippe, c’est d’arriver à tout prendre dans une même pâte et à faire lever cette pâte-là dans quelque chose qui est avant tout une magnifique machine à jouer. Si je n’arrivais pas à le lire et si ça a pris à ce point-là fulgurance et évidence quand je l’ai entendu, c’est parce que c’est dans le soulèvement de la langue et dans la brutalité et l’ambiguïté des situations, des oppositions, des conflits qui sont mis en jeu qu’on entend réellement la charge. À la lecture silencieuse, j’entendais le côté sombre de l’affaire, j’entendais une certaine poésie noire, mais il n’y a pas que ça. Mise dans le corps des acteurs, apparaît une incandescence de cette langue, qui est aussi très ludique. Et touche au saisissement, à l’émotion pure.


S.D. Cette mise en scène s’est élaboré en quatre ans. Est-ce qu’au fil des étapes, il y a des choses qui se sont esquissées ? Est-ce que vous avez exploré différentes directions et qu’aujourd’hui tu sais vers où tu veux aller ?


G.D. Je dirais que j’ai eu une chance incroyable, celle de pouvoir ne pas prendre de décision pendant longtemps, de ne pas avoir à avoir d’idées sur les choses. Au départ, mon travail consistait à créer les situations d’expérimentation – souvent en public. Il s’agissait de trouver des lieux qui acceptaient de nous prendre en résidence pour des mises en espace, pour des laboratoires. J’ai pu beaucoup observer ce qui se passait entre les acteurs et le texte et surtout entre les acteurs, le texte et le public – un public qui était convié, d’abord, à entendre, puis, de plus en plus, à voir ce qui se passait. Car les acteurs, d’esquisse en esquisse, s’engageaient de plus en plus dans l’interprétation, presque naturellement. Je me suis laissée habiter, imbiber, imprégner jusqu’à ce qu’une d’évidence se fasse jour, qui accueille et retienne toute la puissance magique du texte. Celle-ci est si forte que c’est elle qui nous a conduits, ou rattrapés. Il n’y a pas eu d’expérimentations formelles. On a laissé les choses se creuser d’elles-mêmes et nous apparaître. Encore aujourd’hui, la mise en scène reste très simple : faire entendre le surgissement du texte, dans un certain dépouillement, dans un certain minimalisme, et favoriser la rencontre sensible avec le public qui vient nous voir, voilà à quoi j’aspire.


S.D. Tu parles de minimalisme : ça se retrouve dans la scénographie ?


G.D. Oui, la scénographie, même si elle porte une esthétique, n’est en fait qu’un espace de jeu, un sol. Et trois objets rouges qui, en se déplaçant, permettent la partition en séquences. Ça s’est inventé très vite – en fait, tout s’est inventé très vite, sur le tas, dans l’urgence et l’inattendu. Notre première mise en espace s’est faite au Studio-Théâtre de Vitry, un lieu très singulier, à cause des matériaux (le bois, la brique), de son architecture, un espace qui est déjà une sorte de décor. C’est dans ce lieu-là qu’on a très vite inventé des entrées, des sorties, des déplacements ; mais surtout on a donné du sens aux différentes profondeurs du plateau. On retrouve ça aujourd’hui dans la scénographie. C’est aussi là que j’ai senti, en écrivant les déplacements des acteurs, qu’il y avait deux lignes de force contradictoires que je devais tenir l’une comme l’autre : d’une part, la frontalité – tout nous regarde, nous spectateurs, dans ce qui est dit – ; d’autre part, parce que je pense comme Philippe que III est une tragédie, les diagonales, les lignes de conflit et de fuite.
Les objets rouges avaient surgi par hasard, un peu plus tôt. Nous travaillions dans l’atelier d’amis plasticiens qui avaient en réserve des tas d’objets peints en rouge. Le petit cheval et le petit trône viennent de là. Le troisième objet – un miroir – s’est trouvé à Gap, mais il vient en fait d’un temps de travail à la Villa Gillet… Ces trois objets, qui ont un rapport avec l’enfance, donnent à entendre ce côté adolescent, pas tout à fait adulte en tout cas, de Richard.


S.D. Ces objets qui évoquent l’enfance renvoient au fait que la pièce revisite parfois le passé de Richard. Ça n’est pas difficile à mettre en scène ?


G.D. Justement, la profondeur aide à ça. Il y a trois zones sur le plateau : une zone d’exposition maximale, très brillante, qui est pour moi le lieu de l’adresse publique et du cinéma du pouvoir ; il y a une zone intermédiaire où les gens de pouvoir grenouillent entre eux, comme une antichambre secrète ; il y a une troisième zone – la plus lointaine et la plus sombre – qui est la zone de l’enfance. Mais ces espaces sont perméables, et en permanence chevauchés, traversés, transgressés. L’évocation de l’enfance dans le texte est d’ailleurs toujours perturbée par le présent. Le passé s’inscrit dans le présent : trois pas suffisent pour changer d’espace mental. Grâce aux différents matériaux qui composent le sol, ces différentes zones renvoient des énergies différentes, selon que l’on est dans le noir mat du fond ou sur le zinc brillant de la face.


S.D. Et les costumes, comment vont-ils être ? Parce que, même si elle se fait discrètement, on assiste dans le texte une actualisation de la pièce de Shakespeare…


G.D. Ce sont des costumes d’aujourd’hui. Mais Marion Bénages, qui les a réalisés, nous a proposé de styliser chacun des personnages, de marquer les silhouettes. Ce que je trouve très bien : par là on rejoint la métaphore, ces personnages sont d’aujourd’hui mais en même temps ce sont des archétypes qui traversent le temps.


S.D. Dans ton projet de mise en scène, y a-t-il un objet, une phrase, un personnage qui a accroché ton imaginaire, qui t’a permis d’enclencher le travail de mise en scène ?


G.D. Au moment où j’ai entendu les acteurs prendre en charge pour la première fois le texte, il y a eu une révélation, massive. Après, au fur et à mesure, on rentre toujours plus dans le détail de chaque phrase, de chaque instant, de chaque situation. Le rapport au texte change au fil du temps : de fois en fois, de nouvelles choses me surprennent, me cueillent. Au bout de quatre ans, ni les acteurs ni moi ne nous sommes lassés de III. On a l’impression de continuer à découvrir tous les jours l’infinie richesse du texte, ce qui est assez prodigieux.
La dernière phrase « La révolution Buckingham / Quelle révolution ? » me hante, c’est certain. Comment sortir aujourd’hui indemne de ce questionnement-là ?
Maintenant, il y a dans le corps même du texte, des « détails d’écriture » qui me touchent inexplicablement au plus intime : certains raccourcis où le nom d’un personnage est accolé (dans la versification proposée par le retour à la ligne) à une abstraction, ce qui donne des formules fulgurantes – « Ma jeunesse Anne », « Une loque Norfolk », « Mon cadeau Richard » ou justement « La révolution Buckingham ». Cette force de l’apposition, où les personnages sont défaits d’eux-mêmes pour devenir une pure idée, ça me touche infiniment. Car je crois que dans cette superposition du plus singulier concret et du plus universel abstrait, c’est toute la force du théâtre que j’aime qui est là convoquée…


S.D. Philippe Malone m’expliquait que III avait été conçu comme un texte fragmentaire : les 17 séquences sont autonomes et n’étaient initialement pas classées.


G.D. C’est des histoires…


S.D. Tu n’es pas d’accord avec Philippe ?


G.D. Si Philippe le dit, c’est vrai.


S.D. Mais toi, en tant que metteur en scène, tu distingues une cohérence dans l’organisation de la pièce ?


G.D. J’ai rarement vu une œuvre aussi formidablement construite. Les séquences qui constituent la pièce sont dans un ordre implacable. Elles sont organisées autour de trois actes. Pour moi, c’est impossible de changer quoi que ce soit à cette partition. Est-ce que Philippe le sait ou est-ce qu’il ne le sait pas ? Est-ce qu’il l’a voulu ou est-ce qu’il ne l’a pas voulu ? Je n’en sais rien mais moi, le matériau que j’ai à ma disposition est aussi rigoureux qu’une grande pièce classique. Je lui ai dit assez vite que quand je travaillais sur son texte, je retrouvais en sensations ce que j’ai pu éprouver lorsque j’ai travaillé sur La Place royale de Corneille. J’ai l’impression qu’on a à faire à une œuvre qui ne demande qu’à être suivie, qu’à être épousée. Il n’y a qu’à la laisser jouer. Donc, en aucun cas je ne mettrais la scène 10 avant la scène 8, ou que sais-je. Ça ne me viendrait pas à l’esprit, la manière dont elle est proposée dans l’édition constitue partition pleine et entière.


S.D. Quels sont les trois actes que tu perçois ?


G.D. Le premier acte, c’est celui de l’ascension, de la prise du pouvoir. C’est un acte impétueux, qui se déroule dans un temps très ramassé. Il y a une rupture nette au début de la scène 8. Richard est confronté à une panne de son désir : il a tout, mais il ne sait plus quoi faire de ce tout qu’il a. Suit une série de scènes où, aux pulsions primaires à l’œuvre dans l’Acte I, qui l’ont abandonné, il va substituer un projet mystérieux, et fou, échafauder le plan de sa propre disparition. Cet ensemble, qui se déroule dans un hors-champ de l’action forme le deuxième acte. Les quelques dernières séquences, qui forment le dernier acte, sont dans l’effervescence des derniers moments. Richard, bien décidé à aller jusqu’au bout, offre à Anne le cadeau de sa chute. Ce sont trois temps précis, avec trois énergies de jeu, bien précises.


S.D. Tu parles de « partition ». Est-ce qu’il y a une musique dans III ?


G.D. Bien sûr ! Il y a une musique dans l’écriture de Philippe. Cette musique permet au texte, aussi exigeant soit-il, d’être immédiatement partagé avec le public le plus large : les gens entendent. Ils entendent sous les mots. Ils sont touchés par le rythme, par l’idée mise en rythme. Nous avons eu la possibilité d’expérimenter le texte face à des publics très divers dans des situations très diverses. Ça marche à tous les coups. C’est effectif. Miraculeux. Et indéniable.


S.D. Faire entendre cette musique demande un travail particulier pour l’acteur ?


G.D. Ça demande une certaine rigueur. Il faut suivre les indications que Philippe donne (retours à la ligne, passages minuscules / majuscules…), les décrochements qu’il instaure, les ruptures récurrentes dans la langue. Ça demande à la fois une puissance et une distance, une incroyable vivacité. Ça demande de ne pas laisser la langue s’embourber. Ou filer seule. Un repositionnement constant. Et le tranchant de l’humour, de la dérision. C’est une langue qui vit d’écarts et qui demande à être continûment affutée.


S.D. Est-ce que, comme Philippe Malone, tu parlerais à propos de III de « poème dramatique » et est-ce que cela pose des problèmes spécifiques du point de vue de la mise en scène ?


G.D. Je suis sensible à cette dimension-là. Bien sûr, c’est un théâtre politique, mais c’est aussi un théâtre éminemment poétique. C’est la conjonction des deux qui me touche. Ce n’est pas simplement une dénonciation du capitalisme : il y a plein de pièces qui traitent de ça, et qui peuvent nous intéresser, mais qui ne parviennent pas à nous toucher réellement. C’est cette dimension de poème dramatique qui fait de III, selon moi, une œuvre phare.
Comment ça se traduit dans la mise en scène ? Ce que j’ai perçu aussitôt, c’est comme une épaisseur singulière, une ambiguïté entre réel et imaginaire, qui délivrait mon regard du cliché ou de l’anecdote : les personnages, les situations me sont apparues comme à la fois réelles et fantasmées (à la fois par chacun des protagonistes en jeu, par les autres, et enfin, par nous, public…). D’où la présence de tous les acteurs sur le plateau à chaque instant.
C’est complexe pour les acteurs, ça leur demande d’être héroïques – de tout façon, un acteur, c’est quelqu’un d’héroïque –, car il faut réussir à jouer le texte au plus près et au plus loin en même temps. Tenir en même temps l’extrême de l’intime et de l’extime, comme dit Rebotier. Assumer tous les regards portés. C’est comme ça que ça peut prendre sa pleine résonance. Que ça joue avec le spectateur. Que ça l’invite à un regard actif.
Le danger, ce serait de ne faire de la pièce qu’une critique du monde actuel. C’est bien plus que ça, y compris dans les questions que III pose sur le pouvoir. Il y a une dimension philosophique, un vertige métaphysique, des questions sans réponse. Face à III, on est renvoyé à nous-mêmes, on ne peut pas se contenter de penser que les gens qui ont le pouvoir sont les méchants et nous les gentils, les choses sont plus complexes. Nous avons tous le pouvoir à un moment ou à un autre, et qu’en faisons-nous ? Nous subissons tous le pouvoir sans oser protester, nous sommes tous poussés par nos ambitions, notre appétit, notre soif de revanche, nos intentions ne nous sont pas toujours claires…, c’est tout ça qui est mis en jeu. On est loin d’un discours réconfortant, d’une caricature simplificatrice.


Cet entretien a fait l’objet d’une première publication dans la revue Agôn à l’occasion d’un portrait consacré à Philippe Malone. Pour découvrir la version intégrale du texte : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2207

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