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I Would prefer not to

+ d'infos sur le texte de Selma Alaoui
mise en scène Selma Alaoui

: Note d’intention

Cependant j’étais loin d’être désespéré. Je ne le suis même pas devenu aujourd’hui. Je me donne seulement des airs. Le plus grand effort de ma vie a toujours été de parvenir à désespérer complètement, il n’y a rien à faire. Il y a toujours quelque chose en moi qui continue à sourire.
Romain Gary, La promesse de l’aube


Avec I would prefer not to, je veux explorer ce qu’on appelle la mélancolie. Ce mot ne suggère généralement pas une réalité très réjouissante. On lui prête même souvent une connotation assez vaporeuse : cela évoque une tristesse vague, un doux spleen, voire une mollesse geignarde - un nombrilisme un peu agaçant.
J’y vois pour ma part un affect violent, délirant, furieux. Une sorte d’abattement terrible secoué de phases d’excitation euphorique. Un « chagrin dévorant » me semble être l’une des meilleures expressions. Elle renvoie à la fois à la « dépression profondément douloureuse du mélancolique, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, la diminution du sentiment d’estime de soi » (Freud) et au feu dévastateur qui le consume. Pour moi, la mélancolie serait un mal anthropophage, à l’image du Saturne dévorant un de ses enfants de Goya. Une tristesse qui a la puissance d’engloutir celui qui en est atteint.
Aristote l’appelait la « maladie sacrée ». Car la mélancolie entraîne en un même temps repli sur soi et exaltation : elle est comme un gouffre où l’on s’abîme mais d’où sort également poésie, art, génie. Et c’est l’une des choses qui m’interpellent dans la mélancolie : elle embrasse la médiocrité et la noirceur tout comme l’éclat et la génialité. Ce gouffre depuis des millénaires a été une des conditions de la pensée, de l’art et de la philosophie ; comme si cet abîme ne pouvait entraîner que la mort ou la création la plus vive.


Je ressens un lien très profond entre l’affection mélancolique et le monde dans lequel nous vivons. La fameuse « crise » mondiale, qui est venue matraquer le cours de chacune de nos journées via les médias et les discussions donne à penser que nous sommes pris dans un désastre bouillonnant. Désastre parce que notre civilisation occidentale était déjà gravement en perte d’idéologies et avait abandonné le sens de l’absolu - et voilà que la crise nouvelle du capitalisme et du néolibéralisme montre une faille, fait s’effondrer tout un système de références ainsi que nos dernières grandes valeurs : le travail et l’argent. Bouillonnement car naît de cela des forces vives, des recherches de contre-modèles, des sursauts d’espérance.


Le capitalisme, notre dernier rempart, vient de montrer l’absurdité de son avancée en se mordant la queue : il a absorbé tous les concurrents et opposants, mais sans eux, il ne peut plus s’étendre ni prospérer. Or c’est ce capitalisme qui est venu s’imposer en chacun de nous jusqu’au plus profond de notre intimité : le rapport à l’autre en est empreint (l’Autre devient le concurrent), tout comme le rapport à soi-même (chacun est son propre mini entrepris lancée dans le monde pour être performant, il faut réussir sa vie).
Si bien que cette crise de l’économie mondiale pourrait devenir crise de l’économie individuelle (au sens de mode de fonctionnement) : ce à quoi nous sommes attachés (que nous le voulions ou non) et qui régule notre existence s’effondre. Nous nous trouvons face à un réel problème de régénération de nos idéologies, qui selon moi est angoissant (paralysant même) et tout à la fois stimulant. J’ai parfois cette sensation d’être coincée dans un laps de temps mouvant et désordonné dont on ne connaît pas l’issue ; la seule chose que l’on sait, c’est que pour échapper à la catastrophe totale, il faut que l’issue advienne… Cette urgence d’en échapper est doublée de l’angoisse liée à l’idée de la fin de l’humanité, non pas mystico- apocalyptique mais bien réelle, annoncée par les alertes incessantes de la dégénérescence de l’écosystème…
Époque agitée génératrice de mélancolie...


Alors certes, on pourrait objecter qu’en ces temps sombres, on ferait justement mieux d’évacuer ces questions épineuses et lourdes, que tout cela est bien déprimant et qu’aborder la mélancolie nous enfonce encore un peu plus dans le marasme. En un mot : on n’a pas besoin d’être une lumière pour voir que le monde va mal, et on n’a pas franchement besoin d’en remettre une couche. Moi je ne suis pas du tout d’accord avec ça. Et pourtant je ne suis ni masochiste, ni pessimiste, ni perverse ; je ne pense pas que tout est pourri et qu’on ferait mieux de tous se flinguer (d’ailleurs si je pensais ça, je ne ferais certainement pas de théâtre et je ne serais surtout pas en train d’écrire ceci).


J’en ai juste assez d’être dans une société où il y a des zones de sentiments inavouables, où l’on doit éviter de parler de ce qui est nul, moche, vieux, faible, triste, désespéré – ou alors où l’on en parle pour créer du pathétique et du sensationnel. J’en ai un peu marre de l’entertainment, de ce qui est cool, de ce qui est « djeune » – tout cela me projette hors de la vie (de sa beauté et de sa laideur, de son irrégularité) et de la mort. Cela m’éloigne du réel.


Il y a un article du philosophe Paul Virilio que j’aime beaucoup. Il y parle d’une « régression de l’Humanité vers l’origine ». Il dit : « nous sommes passés au culte du teen puis à celui de l’enfant. Toutes les valeurs tournent autour de lui. Interdit de lui coller une claque, de lui faire un baiser, il faut le respecter comme une idole – et ce faisant on régresse tous vers le baby. (…) Plutôt que de penser l’imminence du désastre, le regarder en face, l’étudier avec sang-froid, on remonte à l’acte de naissance, on veut demeurer absolument en dehors de la maturité, et même en dehors de la jeunesse, ou de la révolte de l’adolescence. On retourne dans les limbes de l’origine. On a si peur qu’on préfère vivre dans l’inconscience de notre inhumanité. ».


Pour moi la mélancolie fait partie de cette « inhumanité » que l’on redoute. Elle est le côté obscur (honteux) dans une ère d’infantilisation générale où nous devrions être des êtres simples et candides pour qui tout baigne (comme dans le ventre de maman), que rien ne traverse et qui ne pleurent pas – exception faite quand Michael Jackson meurt ou que Barack Obama reçoit le Prix Nobel de la paix. Or le mal-être, le doute existentiel, la souffrance morale, la maladie psychique sont des problèmes humains bien réels, et des problèmes de société bien réels (selon le dernier rapport de l’OMS, en Europe, les troubles neuropsychiatriques constituent la deuxième cause de morbidité après les maladies cardiovasculaires, la dépression étant la troisième).


Le but n’est donc pas de faire un spectacle au constat démoralisant, mais d’oser pénétrer dans ce « mal du siècle » qu’est la mélancolie avec toute la fougue et la fantaisie que le théâtre permet. Et d’ailleurs, je trouve que la mélancolie aujourd’hui est loin de n’être qu’une forme de dépression ou un problème de santé publique qui coûte cher aux entreprises et mutuelles - ou encore une manigance de l’industrie pharmaceutique pour faire augmenter les ventes de Valium et de Prozac. La mélancolie a trait avec les entrailles humaines et le regard que l’Homme porte sur lui-même. La mélancolie fait jaillir de la beauté de la noirceur. L’art peut justement poser une alternative à l’impuissance de la médecine à guérir ce mal, en faisant luire cette beauté sombre, ce soleil noir, qui pour ma part m’émeut beaucoup…


Et maintenant, je rêve : un spectacle qui parlerait du désastre intime et universel - et de la beauté de ce désastre. Un spectacle sur le désespoir - et l’espoir qui peut en jaillir. Un spectacle qui parlerait de la mort et de la destruction avec une théâtralité vive, drôle, régénérante. Un spectacle qui parlerait de la misère du désarroi humain et de la possibilité de transcendance de ce désarroi. Un spectacle d’amour.

Selma Alaoui

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