: Entretien avec Toshiki Okada
Pourquoi avoir choisi de revenir à votre pièce Air Conditioner/Cooler, et d’en faire la partie centrale d’un triptyque ? Avez-vous pour cela dû la modifier ? Les deux autres volets – Hot Pepper et The Farewell Speech– peuvent-ils être eux aussi présentés séparément ?
Toshiki Okada : Le théâtre Hebbel am Ufer, à
Berlin, avait invité cheltfish, notre compagnie, dans
le cadre d’une saison japonaise. On nous avait
suggéré de jouer Air Conditioner, mais la pièce était
un peu trop courte, je l’ai donc révisée et
développée. Il y a quelques petites différences entre
la première et la seconde moutures. Les
comédiennes ne sont plus les mêmes, et tous les
personnages sont des employés “permanents”. Les
deux autres volets concernent des employés à
temps partiels, c’est pourquoi j’ai voulu marquer la
différence.
Il n’y a pour l’instant aucun projet de présenter Hot Pepper et The Farewell Speech séparément.
Néanmoins, au fil de nos répétitions quotidiennes,
je commence à me dire que Hot Pepper, pour peu
que l’on opère quelques ajustements dans la pièce,
pourrait être donnée indépendamment. C’est une
opportunité qui pourrait m’intéresser.
Avec cette trilogie, vous revenez à la thématique du travail et des travailleurs que vous aviez déjà explorée avec Free Time. Dans quel le mesure votre point de vue sur cette question a-t-il pu évoluer, à la fois du fait des circonstances « extérieures » (la fameuse « crise » et ses répercutions au Japon) et de l ’évolution de votre travail (votre manière de traiter cette question sur scène) ?
Toshiki Okada : Je ne peux vous donner mon avis sur la question du travail, dans la mesure où je n’avais pas cette question en tête en écrivant cette pièce, et ne m’y suis pas intéressé plus que ça. Je crois que lorsque j’écris, je n’accorde pas beaucoup d’attention à des questions globales de ce genre. Vous allez me demander pourquoi, alors, je continue d’écrire sur de tels sujets. La seule explication qui me vient à l’esprit, que j’ai moimême été un travailleur intérimaire, multipliant les boulots. Cette question est abordée dans la pièce, mais de façon très imperceptible, sans qu’il s’agisse d’en donner une représentation sérieuse. Je ne pense donc pas qu’il soit nécessaire de m’étendre davantage sur cette question ici.
Comment abordez-vous l ’écriture d’un nouveau texte, et à quel moment le travail de plateau – avec notamment les acteurs et danseurs de chelfitsch – entre-t-il en jeu ?
Toshiki Okada : Lorsque j’écris un texte, je ne pense pas au travail de plateau. C’est seulement lorsque j’entre dans la salle de répétition que je commence à prendre cela en considération. Je n’ai aucune idée préconçue concernant la manière dont les acteurs doivent utiliser leur corps avant qu’ils ne commencent à essayer de les mouvoir durant les répétitions : à mesure que celles-ci avancent, les idées me viennent concernant le déplacement des acteurs. En général, le processus d’écriture est donc distinct de la mise en scène. Mais en même temps, lorsque j’écris un texte, j’essaie de le faire d’une façon qui puisse influer, d’une manière ou d’une autre, sur le corps des acteurs.
Vos textes et votre théâtre semblent beaucoup travailler l’idée de « temps suspendu » – et de « temps présent »…
Toshiki Okada : C’est exactement cela. Je crois que l’un des rôles essentiels du théâtre est de permettre au public de faire l’expérience d’un temps différent de celui qu’il ressent dans sa vie quotidienne. Mon intérêt pour cette question du temps est très lié à cette extension du temps qui est à l’oeuvre sur scène. En faire le sujet d’un texte n’est pas suffisant, j’ai besoin de la réaliser sur le plateau.
Quel était votre but lorsque vous avez fondé chelfitsch ? Vos spectacles se situent souvent à la frontière du théâtre et de la danse : quel le importance et quel le fonction accordez-vous aux corps, et aux mots ?
Toshiki Okada : Tout d’abord, lorsque j’ai
commencé à employer l’argot japonais dans mes
textes, c’était simplement une idée comme ça. Plus
tard, j’ai compris que c’était un tournant.
Il m’a fallu trouver des mouvements qui puissent
parfaitement convenir à cette sorte de langage.
Dans ce processus, beaucoup d’idées me sont
venues concernant le corps. Par exemple, je
m’ennuie si les corps des acteurs se bornent à
accompagner les mots qu’ils disent. Un corps
auxiliaire – qui se contente de “tracer” la trajectoire
des mots – me semblait “appauvrir” l’expression. J’ai
donc demandé aux acteurs de séparer leur corps de
leur discours. De générer leurs mouvements en
partant de ce que j’appelle des “images” ou des
“sensations”, quelque chose qui, en général,
précède les mots lorsque nous parlons. Et ce que
vous voyez, c’est une solution. Une solution qui
n’est que temporaire : je ne cesse de travailler avec
les acteurs et de développer plus avant leurs
mouvements.
Dans mes pièces, je considère les mouvements des
acteurs comme une sorte de “naturalisme”, non pas
au sens traditionnel du terme mais comme une
extension de celui-ci. Si je fais “danser” les acteurs,
ce n’est pas délibérément. Ce n’est pas mon
intention. Tout ce que j’ai conscience de faire, c’est
d’essayer de prolonger le corps des acteurs.
L’une des choses importantes que je demande aux
acteurs, c’est de bouger consciemment sur scène
comme s’ils étaient en train d’improviser, même s’ils
ont en réalité travaillé et mémorisé les mouvements
un millier de fois. Voilà tout ce que je peux dire
concernant l’importance que j’accorde aux corps.
Quant aux mots, il est certain que je fais attention à
leur signification, mais plus encore, je voudrais
souligner ici le fait que le discours agit sur le corps
du locuteur. Encore une fois, j’ai toujours cette
puissance à l’esprit lorsque j’écris le texte d’une
pièce. Le discours peut déclencher des mouvements
inattendus.
Vous disiez que l’utilisation de l’argot a marqué pour vous un tournant : dans quel sens – et comment cherchez-vous à rendre cette dimension de votre écriture accessible à un public non japonais?
Toshiki Okada : Mes pièces de théâtre sont
effectivement écrites dans cet argot japonais que
nous parlons aujourd’hui dans la région de Tokyo.
Certaines personnes – appartenant, en général, aux
générations antérieures – reprochent à ce langage
des jeunes Japonais sa “pauvreté”. En rébellion
contre cela, mon intention a donc été de créer une
pièce de théâtre “riche” à partir de ce qu’ils
stigmatisent comme un langage “pauvre”, de leur
montrer la complexité et la sincérité qui y sont en
réalité à l’oeuvre.
C’est un défi que d’arriver à transmettre tout ce qui
se passe à un public non japonais. Mais je suis
confiant, d’autant plus que l’expérience d’avoir joué
devant différents publics ne comprenant pas le
japonais m’a montré qu’il pouvait tout de même
s’établir une relation entre eux et mon travail, et
que le seul mouvement des acteurs suffisait à leur
faire éprouver le langage qui est parlé sur scène.
Même ceux qui ne comprennent pas le Japonais
peuvent voir que la force des spectacles ne tient pas
seulement au langage, mais également dans la
relation qui y est établie entre le langage et le corps.
À chaque fois que nous avons été en mesure de
présenter le spectacle correctement – c’est-à-dire,
d’articuler la relation (la distance autant que la
proximité) entre le langage et le corps à travers le
spectacle –, le public s’est montré captivé par ce que
nous faisions. Il est fascinant de constater combien
la réaction du public a toujours été étroitement
corrélée à la réussite de ce que nous faisions sur
scène. Pour autant que je puisse en juger, c’est
comme si la barrière de la langue n’existait pas
réellement. »
Propos recueillis par David Sanson
Entre 2008 et avril 2010
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.