: Deux entretiens avec Juan Mayorga
(extraits)
Avec Himmelweg, comme dans Le traducteur de Blumemberg, vous revenez sur le nazisme, comme le fait historique qui a totalement modifié le regard que l'Occident posait sur lui-même au vingtième siècle. Mais aussi comme une métaphore du présent, non seulement européen. D'où vient que vous continuiez à vous inspirer de cette horreur.
J.Mayorga : En tant qu'écrivain, rien ne m'intéresse autant que le
mystère, et le nazisme est le plus grand des mystères. Qu'un être
humain se transforme en assassin d'innocents est pour moi
beaucoup plus mystérieux que la mutation kafkaïenne d'un être
humain en insecte. D'autant plus que cette transformation a eu
lieu, massivement, il n'y a pas si longtemps, lorsque les nazis
sont arrivés au pouvoir dans le pays de Goethe. L'illustre Europe
n'a su ni anticiper, ni dérouter le projet criminel qui culmina dans
les camps, fabrique de la mort où, avec une efficacité toute
moderne, des millions d'êtres humains furent assassinés à cause
de leur origine.
En tant que dramaturge, cette période intense de l'histoire
européenne me semble, chargée d'expériences extrêmes, une
source infiniment riche pour le théâtre. Au coeur de ces années –
et en particulier dans les camps- se trouvent toutes les histoires et
tous les personnages. Parmi eux, ceux qui, conscients que c'était
l'Humanité qui était en jeu, sortirent de leur petitesse pour
combattre un ennemi colossal m'intéressent particulièrement.
Pour des raisons opposées, ces personnages qui par leur
indifférence ou leur lâcheté déblayèrent le terrain pour les
bourreaux.
En tant que citoyen, je crois que la mémoire de la Shoah fortifie
notre vigilance et notre résistance à la barbarie
contemporaine. En ce sens, la représentation de ces années, au
lieu de nous amener à une tristesse stérile, peut nous aider dans la
lutte contre les anciennes et nouvelles formes d'humiliation de
l'homme par l'homme. Convaincu, comme je le suis, que notre
devoir de mémoire envers les morts coïncide avec notre
responsabilité absolue envers les vivants, le souvenir de la Shoah
n'est pas pour moi source de désespoir, mais d'espoir.
Pour tout cela quand, grâce à Claude Lanzmann, je sus qu'un
délégué de la Croix-Rouge était allé au camp d'Auschwitz et dans
la ville-ghetto de Terezin et qu'à la suite de sa visite à cette dernière, il écrivit un rapport utile aux nazis, j'éprouvais le désir
de porter à la scène son expérience. L'expérience d'un homme
qui, comme beaucoup de gens qui m'entourent -et peut-être
comme moi-même-, voulant aider la victime finit par coopérer
avec le bourreau.
L'ouvrage part du réel : l'intérêt des délégations suédoises et danoises de la Croix-Rouge à connaître le sort des déportés juifs. Mais, en même temps, il contient aussi bien des désarticulations de lieux que des scènes qui vont et viennent du passé au présent et vice-versa. Il se passait la même chose dans Le traducteur de Blumemberg... Qu'est-ce qui vous engage dans ce type de structure en termes d'écriture dramatique ou de mise en jeu dans des textes destinés à la scène ?
J.M. : De même que dans Les lettres d'amour à Staline, Le jardin brûlé ou Rêve de Genève, je n'essaie pas avec Himmelweg de
faire une reconstitution historique d'un moment du passé mais de
construire une expérience pour un spectateur d'aujourd'hui.
Himmelweg a à voir avec un fait historique -la visite d'un délégué
de la Croix Rouge à Auschwitz et Terezien- mais ses
personnages -y compris le délégué de la Croix Rouge de ma
pièce- sont fictifs, de même que l'espace où se déroule l'action.
En, ce qui concerne la structure de l'oeuvre -qui est composée de
cinq parties stylistiquement hétérogènes-, - elle répond moins à
des stratégies dramaturgiques qu'à un questionnement d'ordre
moral. Fruit de ma quête d'un mode de représentation qui prenne
en charge l'impossibilité finale de représenter. Parce que la Shoah
est irreprésentable par antonomase.
Particulièrement, j'essaie de résister à la tentation de me mettre à
la place de la victime, de m'ériger en porte-voix des sans voix.
C'est pour cela que dans la pièce, nous ne voyons pas les
victimes dans leur vraie vie, mais dans celle que le Commandant
a écrite pour eux. Nous ne savons pas non plus quelle est la vérité
de Gottfried, pourquoi cet homme se soumet sans failles à une
pression extrême qui l'empêche de s'exprimer librement. Dans la
pièce, nous écoutons au présent -le temps des vainqueurs- la voix
du délégué de la Croix-Rouge qui, dans une sorte de second
rapport, justifie celui qu'il rédigea autrefois ; la voix du
Commandant -créateur du grand mensonge qui se représenta
devant le délégué et dont les répétitions recommencent
maintenant pour nous- et une voix, qui sort de la bouche des
victimes mais qui n'est pas leur voix sinon celle que le Commandant a voulu leur donner. La pièce ne prétend pas parler
à la place des victimes mais faire retentir leur silence.
Une de vos pièces les plus récentes, Hamelin par exemple, parle des enfants, victimes de la pédophilie et du viol. En plus d'être père, vous êtes philosophe : croyez-vous que le tabou de l'inceste est en train de diminuer dans notre monde hyper développé ou bien que l'enfant, considéré comme un Autre ayant ses Droits, est juste une invention légale qui n'a pas de réalité dans un monde revenu à l'esclavage masqué, comme dans la société industrielle que décrit Dickens ?
J.M. : De manière moins évidente mais tout aussi intense que
dans Hammelin, les enfants sont au centre de Himmelweg. En
tant que père, rien ne me préoccupe tant que les enfants. Et il me
semble qu'il n'est pas de plus grand scandale que la violence
contre les enfants. Pour cela, je considère que parler autant des
Droits de l'Homme, est pure hypocrisie quand il est d'autorité
publique que des enfants sont exposés à des guerres évitables, à
la domination sexuelle, à la faim, à la misère, à l'ignorance. Notre
premier objectif politique devrait être la justice pour les enfants.
Les enfants sont fondamentaux dans Himmelweg.
Particulièrement Rebecca. Elle seule sort du scénario écrit par le
Commandant. Avec ce geste d'insubordination, Rebecca nous
sauve tous -y compris le Commandant. L'espérance de
Himmelweg réside en elle.
Walter Benjamin, qui fut le sujet de votre thèse de doctorat, a une influence constante dans votre oeuvre. Est-ce parce que vous croyez que sa pensée n'a toujours pas été dépassée que vous revenez à lui si souvent dans vos pièces ?
J.M. : Aucun auteur ne m'a appris autant que Benjamin, et
d'aucun je n'ai reçu autant d'espérance. Une espérance qui s'est
forgée, paradoxalement, dans la situation la plus désespérée.
Benjamin nous a enseigné que l'unique forme possible de
l'optimisme est l'organisation du pessimisme et pour cette tâche,
il s'est adonné à une philosophie qui se constitue comme critique
incessante. L'exemplarité du discours de Benjamin est qu'il
suspecte tout, y compris lui-même.
Sur les trois pièces : Himmelweg, Lettres d'amour à Staline, et Le garçon du dernier rang, quelles sont les motivations qui produisirent ces trois textes qui appartiennent à trois périodes différentes de votre création ?
J.M. : J'ai conçu Himmelweg après avoir entendu dans une conférence qu'un délégué de la Croix-Rouge avait visité le camp d'Auschwitz et la ville-ghétto de Terezin et qu'après cette dernière visite, il avait rédigé un rapport utile aux intérêts nazis. J'ai immédiatement pensé que cet homme ressemblait à beaucoup de gens qui m'entourent et, probablement, à moi-même : quelqu'un qui veut aider la victime et finit par être complice du bourreau. Mais, dès le début, je sus que je ne voulais pas faire une reconstitution historique de cette visite, mais une fiction libre sur l'aveuglement devant l'horreur. Lettres d'amour à Staline que j'ai commencé à imaginer quand je découvris par hasard les nombreuses missives que Mikhaïl Boulgakov envoya au tyran soviétique n'est pas non plus une pièce historique. Alors que je feuilletais ces lettres dans une librairie de soldes, je pensais : "Comme c'est intéressant, voilà un écrivain qui écrit pour un seul lecteur et qui se voue entièrement à la recherche de la lettre parfaite". Le garçon du dernier rang est né d'une expérience personnelle. J'ai été professeur du secondaire pendant cinq ans et, une fois, j'ai envisagé la possibilité, corrigeant l'exercice d'un élève, de ce que celui-ci pourrait me révéler un fait grave de sa vie privée. C'est ce qui arrive au professeur et à l'élève qui sont les personnages principaux de ma fiction.
Aussi bien dans Himmelweg que dans Lettres…, vous posez un regard profond sur l'histoire et ses personnages et vous parvenez à transmettre une observation très puissante du monde contemporain. Cela vous intéresse de regarder en arrière pour mieux comprendre le monde d'aujourd'hui ? N'y aurait-il pas là une nouvelle conception du théâtre politique ?
J.M.: Pas plus Himmelweg, que Lettres d'amour à Staline prétendent reconstruire un moment du passé mais construire une expérience présente qui, peut-être, peut aider un spectateur à réviser un aspect de sa vie ou la façon dont s'organise la société où il vit. Il s'agit dans les deux pièces de représenter des formes d'humiliation de l'homme par l'homme ce qui, éventuellement, peut nous endurcir dans la vigilance et la résistance aux formes de domination actuelles. Au fond, ce à quoi je prétends modestement n'est en rien différent de ce que fit Eschyle dans Les Perses, la pièce de la littérature dramatique la plus ancienne que nous ayons conservée et qui fonda alors le théâtre historique et le théâtre politique : regarder en arrière pour être utile aujourd'hui.
Vous démontrez dans votre production un goût particulier pour la récupération et la valorisation du verbe au théâtre ou en littérature (je crois que cela est très clair dans Le garçon du dernier rang). A quoi cela est-t-il dû ?
J.M. : Les limites de notre langage sont les limites de notre monde. Si nous élargissons notre langage, nous élargissons notre capacité d'expérimenter, nous agrandissons notre vie. Le mot topique, la phrase toute faite, le discours banal, sont des formes de la mort. Le texte de l'acteur doit, ou bien démasquer ce langage létal –Beckett et Pinter, entre autres, nous l'ont appris-, ou bien offrir un langage absolument autre -comme le firent Eschyle ou Calderón.
Comment vos formations antérieures -la philosophie et les mathématiques- se concilient-elle dans votre création ?
J.M. : Il n'y a pas beaucoup de lieux où penser, et nous devons
décider si nous voulons que le théâtre en soit un. Bien sûr, le
théâtre doit être divertissant et émouvant, mais il devient
formidable quand en plus, il propose une bonne question ou rend
visible un conflit entre des visions du monde. Cette alliance entre
pensée et représentation scénique n'est pas facile, parce que la
philosophie est le royaume de l'abstrait et le théâtre, le royaume
du concret. Mais certains maîtres –Sophocle avec Antigone, par
exemple-, ont été capables de rendre concret l'abstrait. Je les
envie.
Quant aux mathématiques, elles sont à la base de ma formation
de dramaturge. Le langage des mathématiques est un langage de
précision, comme doit l'être l'écriture dramatique. Les
mathématiques et le théâtre coïncident dans leur vision abstraire,
synthétique du monde. Au théâtre, une toile peinte représente un
parc comme pour un mathématicien, un rond équivaut à un
anneau de Saturne. Une formule représente un univers d'objets
comme une phrase, sur un plateau de théâtre, peut dire toute une
vie.
Dans certaines de vos pièces, j'observe aussi, un certain intérêt pour les informations journalistiques et comment elles sont génitrices de matériaux dramatiques.
J.M. : Tous les jours, la presse nous offre de grandes histoires. Certaines de mes pièces, comme Le jardin brûlé ou Hammelin, me sont venues de la lecture de nouvelles parues dans la presse. Mais dans de tels cas, je me suis toujours lancé le même défi : comment faire un théâtre qui parle de l'actualité sans être - pardonne-moi- du journalisme. Comment, à partir de ce qu'il advint à un certain moment et dans un certain lieu, construire ici et maintenant, une expérience pour chaque spectateur.
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