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Himmelweg

+ d'infos sur le texte de Juan Mayorga traduit par Yves Lebeau
mise en scène Jasmina Douieb

: Note de la metteuse en scène

Il y a ce que l’on voit, ce que l’on veut bien voir et ce que, saturés d’images, on ne voit plus…


Non loin de Berlin, pendant la Seconde Guerre mondiale, un camp de civils.
Ici, un vieil homme se promène, un couple prend l’air sur un banc, des enfants jouent à la toupie. Là, le sourire de bienvenue du maire de ce « charmant ghetto juif ». Et si tout ceci n’était qu’une mise en scène imaginée par les nazis, macabre artifice destiné au regard du délégué de la Croix- Rouge ? S’inspirant notamment du camp de concentration « modèle » de Theresienstadt, Mayorga écrit un texte fascinant sur notre étonnante capacité à nous aveugler.


Au départ, ce fut un coup de coeur, en voyant Hamelin, pour une écriture tout en délicatesse et en pudeur. J’ai, par la suite, dévoré les écrits du jeune dramaturge espagnol et Himmelweg m’a immédiatement fascinée, bien qu’elle me semblait impossible à monter vu le nombre d’acteurs. Puis, une révélation, une intuition qui, depuis, n’a fait que se confirmer, celle que le rapport à l’image (au vu et à l’invu) allait être mon point de départ. Il fallait passer par des images filmées, et cela pour tous ces personnagesacteurs engagés pour jouer la comédie au visiteur du camp.


Depuis, cette intuition s’est ancrée dans la certitude que j’étais en train d’explorer justement les méthodes en trompe-l’oeil des nazis. Car la démarche propagandiste était au coeur même de leur système et nombreux furent les cinéastes et photographes à avoir servi, à l’aveugle bien souvent, le mensonge et le déni pour orienter, voire complètement manipuler l’opinion. Il fallait contrôler le témoignage pour mieux contrôler l’histoire, contrôler la Mémoire et maîtriser l’Art pour mieux assurer le Pouvoir.


Le passé pour dire le présent


« A première vue, Himmelweg est une pièce de théâtre historique. En réalité, la pièce est - elle se veut être - une pièce sur l’actualité. Cela parle d’un homme qui ressemble à presque toutes les personnes que je connais : il a une sincère volonté d’aider les autres ; il veut être solidaire ; il a horreur de la douleur d’autrui. Néanmoins, comme la plupart des gens que je connais, cet homme n’est pas assez fort pour douter de ce qu’on lui dit et de ce qu’on lui montre. Il n’est pas suffisamment fort pour voir avec ses propres yeux et nommer avec ses propres mots ce qu’il voit. Il se contente des images que les autres lui donnent à voir. Et avec les mots que les autres lui donnent. « Chemin du ciel », par exemple. Il n’est pas suffisamment fort pour découvrir que « chemin du ciel » peut être le nom de l’enfer. Il n’est pas suffisamment fort pour voir l’enfer qui se déroule sous ses pieds. » [1]


Au coeur de la Seconde guerre mondiale, un délégué de la Croix Rouge, Maurice Rossel, visitait Theresienstadt, et devenait, malgré lui, acteur dans la mise en scène imaginée par les nazis. Celui qui avait été envoyé pour voir n’a rien vu. Il a photographié la mise en scène des bourreaux, et s’est mué lui-même en complice de ce qu’il cherchait à dénoncer.


Les trois personnages de ce récit éclaté sur la mémoire sont enfermés dans leur demi-conscience, sorte de purgatoire atemporel où ils sont à jamais pris dans les filets de leur aveuglement et de leurs silences.


Mais, surtout, par cette pièce où passé, présent, ici et là-bas se mêlent, Mayorga nous amène à réfléchir à notre façon de fermer les yeux face à l’horreur et à la barbarie de notre monde. Himmelweg est une parabole sur notre éternel aveuglement et sur cette attitude un peu schizophrène qui nous fait oublier les atrocités du monde pour pouvoir continuer à vivre soi-même paisiblement.


Car il s’agit ici de questionner notre rapport à ce qu’on voit, à ce qu’on veut bien voir et à ce que, trop abreuvés d’images, on ne voit plus,...


Quel est notre rapport aujourd’hui à la réalité ? Et où se situe la réalité ? Où commence la fiction quand on capture le réel ? Ce réel qui une fois capturé devient une image figée, porteuse du sens que l’on choisit de lui donner… Ce réel qui n’est celui que l’on voit que parce qu’on le regarde. Car, dans notre société surinformée, la pluralité de l’information est, on le sait, de plus en plus difficile à dominer ; elle s’infiltre partout, offre des interprétations et des visions multiples des mêmes faits. Au point qu’il est parfois bien compliqué d’y voir clair et de saisir la vérité.
Le témoignage n’est-il pas toujours une voix construite ? La fiction peutelle s’emparer du réel et dans quelle mesure n’est-elle pas parfois plus à même de dire le vrai… ?!


En montant cette pièce de cette façon, je voulais interroger notre rapport à l’image, son statut dans nos vies et notre responsabilité de témoins, d’yeux du monde…
Les trois culpabilités de ces personnages-témoins se répondront ainsi dans un entrecroisement de je et de jeux.
Et c’est sur ce chemin vers le ciel que nous errons entre hier et aujourd’hui, là où la fumée s’est arrêtée, où l’herbe a repoussé mais où les fantômes sont toujours là, qui attendent en silence.


La fiction pour dire le vrai


« L’homme ne s’avise de la réalité que lorsqu’il l’a représentée et rien jamais n’a pu mieux la représenter que le théâtre »
Pier Paolo Pasolini, Affabulazione


La visite de Maurice Rossel à Theresienstadt a pour objectif de dire le vrai. Or, comme le dit Mayorga lui-même, il en est de même de la mission de la philosophie et de la mission de l’art. Ces deux missions coïncident : elles ont pour mission de dire la vérité. Ce qui ne signifie pas, qu’elles possèdent la vérité ni qu’elles sachent l’exprimer, poursuit le dramaturge, mais bien qu’elles ont la vérité comme horizon. Comme la philosophie, l’art dévoile la réalité, la rend visible. « Parce que la réalité n’est pas évidente en soi. Pour le dire d’une autre manière : la vérité n’est pas naturelle ; la vérité est une construction. Il faut un artifice qui nous montre ce que l’oeil ne voit pas. » Et le théâtre est l’artifice le mieux choisi pour dire le vrai car il est l’acte politique par excellence: en réunissant une assemblée, il convoque la cité et dialogue avec elle.


Mais Mayorga se garde bien de faire de ses textes un théâtre de thèse visant à exprimer ses convictions et à en convaincre les spectateurs. Il écrit essentiellement pour les questions que ces derniers seront amenés à se poser, pour le doute qui pourrait s’insinuer en eux. Mayorga écrit un théâtre de pensée duquel « le spectateur ne doit pas sortir chargé d’idées mais d’une impulsion critique ».


Par ailleurs, la métaphore théâtrale que l’auteur utilise augmente encore le vertige. Comme le dit le personnage du Commandant, l’acteur une fois le rideau tombé n’est plus rien : il est démuni face au vide. Ce camp, devenu une scène de théâtre l’espace d’une journée, revient, une fois le rideau tombé, à être ce qu’il était, un camp de la mort et tous les acteurs de cette farce sinistre mourront peu après…

Notes

[1] Juan Mayorga, Programme pour la mise en scène de Jorge Rivera à Madrid, texte rédigé en espagnol, propos traduits par Ana Rodriguez.

Jasmina Douieb

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