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Hérodiade

+ d'infos sur le texte de Laurent Contamin
mise en scène Urszula Mikos

: Présentation

RENCONTRE


En revenant de Pologne en décembre 2002, après avoir sillonné le pays, 4 mois durant, de Wroclaw à Cracovie et de Klodsko à Sopot en passant par Katowice, Czestochowa et Varsovie, la tête pleine de ce que j’y avais écrit, le corps rempli de ce que j’y avais vu et vécu (notamment au Centre Jerzy Grotowski de Wroclaw et à la Cricothèque de Tadeusz Kantor à Cracovie), riche des rencontres faites, des découvertes, des questionnements que tout séjour à l’étranger suscite, alors que j’étais sur le point de finaliser l’écriture d’Hérodiade, je suis allé voir à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles, une mise en scène du Kordian de Juliusz Slowacki par Urszula Mikos.


Je ne la connaissais pas, et c’est la pièce qui m’a attirée, puisque cette œuvre du dix-neuvième siècle est l’un des brins qui m’a servi à « tresser » dramaturgiquement Hérodiade, et qu’il n’est pas si fréquent de la voir montée en France (et pour cause : c’était la première – et la seule – fois). Ce soir-là, j’ai eu le sentiment immédiat d’être chez moi, de comprendre, de connaître la partie immergée de ce théâtre-là. C’était la Pologne, au sens large du terme (c’est-à-dire non pas Nulle Part, comme disait Alfred Jarry, mais N’importe Où), qui trouvait là à se dire et à vivre avec les armes du théâtre.


J’y ai trouvé une justesse et une folie qui répondaient à ce qui motivait mon écriture d’Hérodiade à ce moment-là. J’y ai vu l’individu face au collectif. J’y ai vu le conflit que mènent certains personnages contre les autres et contre le destin ; cette lutte terrible qu’est l’engagement humain. J’y ai vu que le métaphysique et le politique n’étaient pas deux entités séparées. J’y ai vu des corps, des voix ; du risque et du rire. Du théâtre et de la vie.


Je suis allé voir, l’année suivante, Comédie Non Divine de Zygmunt Krasinski, toujours mise en scène par Urszula Mikos. Là encore, quelque chose qui sort du lot, nous réveille, nous interpelle, des acteurs dirigés avec exigence pour donner à lire des trajectoires, dans le temps de la représentation et dans l’espace scénique. Et c’est ce faisceau de trajectoires, si précis et si complexe pourtant, qui m’a définitivement conquis dans le travail d’Urszula Mikos.


En la rencontrant plus tard, j’ai découvert qu’elle avait travaillé, dans les années 80, auprès de Grotowski et de Kantor. Je sais qu’elle n’aime pas qu’on lui colle cette étiquette de « metteur en scène polonaise » (et bien évidemment elle excède ce cadre strict), et pourtant comment ne pas voir dans cette rencontre une confirmation, une évidence, une cohérence ? Comment ne pas la solliciter pour mettre en scène Hérodiade, cette pièce écrite lors d’une résidence d’écriture dans les lieux matriciels de Grotowski et de Kantor, et qui s’est construite à la façon d’un contrepoint contemporain au Kordian de Slowacki, pièce dont elle est la spécialiste incontestée en France ?


C’est pour moi rassurant et enthousiasmant de savoir mon texte entre ses mains. Mystérieusement et logiquement à la fois, Hérodiade trouve, en Urszula Mikos, le bon terreau théâtral pour se développer. Je suis persuadé qu’elle saura réunir, comme elle l’a fait pour ses précédentes mises en scène, une équipe compétente pour donner à ma pièce, entre farce et mystère, son plein de chair et de vie.


Laurent Contamin




NOTE D’INTENTION


Un projet théâtral peut naître d’une singulière communauté de pensée… l’auteur et moi nous nous connaissons depuis la mise en scène de Kordian. Une rencontre fortement connotée puisque ce texte constitue l’une des plus riches interrogations sur la révolte, sur l’histoire. Cette œuvre phare pose déjà des questions que le théâtre se doit d’aborder sans cesse, la disparition de l’humain dans la société - ogre qu’il a créé mais qui le dépasse, et la déréliction des esprits ou des âmes. D’une certaine manière Hérodiade apparaît comme une suite de l’œuvre de Slowacki… une suite qui replace des thématiques inchangées dans un espace contemporain en continuelle mutation, qui possède une portée politique mais ne s’enferme pas dans le réquisitoire, prend un point de vue intérieur, se situe continuellement du côté de ceux qui vivent ou même créent les erreurs d’aujourd’hui.


Les êtres qui peuplent l’oeuvre de Laurent Contamin apparaissent comme des personnages figures, à la biographie évanescente, des « corps bricolés ». Ils ne possèdent même plus leur langage propre, celui-ci est influencé, généré par une société médiatisée et administrative, une société parasitée par la communication… où les liens entre les hommes ne sont pas vécus mais générés par des images extérieures. Comme en Pologne contemporaine, où s’impose un nouveau langage, peuplé de néologismes dû à l’omnipotent Business, la langue existe mais semble ne même plus appartenir à ceux qui l’utilisent. L’espace de Hérodiade résonne de son propre idiome…, un idiome organisé selon un monde divisé entre ceux qui jettent et ceux qui ramassent.


Et s’ils se laissent emplir par une langue qui les emplit plus qu’ils ne la maîtrisent, les « corps bricolés » d’ Hérodiade apparaissent comme des figures, presque absents à leur propre vie, capables de cruauté mais touchants et poétiques. Voilà d’ailleurs ce qui peut tant émouvoir dans l’écriture de Laurent Contamin, son œuvre reflète la vie par touches successives, avec passion et force mais toujours légèreté. Un peu comme chez Tchékhov, si les thèmes sont exigeants et puissants, le texte garde toujours l’énergie, la liberté et l’humour. La scène se trouve continuellement envahie d’une pulsation vitale, de scènes brèves mais emblématiques, de second et troisième plans aussi importants que le premier (et qui impose une conception chorégraphiée de la pièce). Aucun des personnages n’apparaît réellement condamnable ou même antipathique, il vit sa vie du mieux possible, il « est » ce que la société rend possible aujourd’hui. L’originalité, la modernité de la pièce tient en partie à ce regard, sans concession mais sans cruauté, presque sans dénonciation. D’une certaine manière, la modernité de la pièce tient au fait que c’est sa forme, sa fragmentation qui possède un pouvoir critique… la forme disloquée devient contenu.


La forme ouverte de Hérodiade/hero died, troublante de sa dramaturgie, se construit autour des motifs et des compositions presque abstraits : actions en continuelles mutations, thématiques souvent évolutives, espaces multiples et coexistants, protagonistes devenant brusquement didascalies ou changeant de personnalités. Pourtant presque à contrario, cette abstraction dramaturgique permet de cerner de manière extrêmement aiguë de troublantes vérités psychologiques et humaines. Bien sûr, ces caractéristiques rendent justice aux ambiguïtés de l’être…, mais la richesse de la pièce tient plutôt à une donnée intrinsèque. Rendu plus disponible par la confrontation avec une œuvre polymorphe et changeante, le regard se laisse aisément conduire vers ses éléments les plus expressifs et représentatifs. Cette capacité rappelle les plus puissantes allégories : de petites formes, des images, des thématiques capables de représenter, d’expliquer le général, le transcendant…, une analyse, une description en plusieurs étapes, s’attaquant point par point à son objet…, en l’occurrence le presque indicible : le monde d’après les grandes révoltes et les grands conflits, l’absence de repères, le détachement, le doute ontologique.


A partir de là, la pièce devient limpide, elle s’articule autour de chacune de ses étapes et les motifs, espaces, personnages présents dans la dramaturgie deviennent des éléments qui contribuent à sa force expressive ou analytique. Amplifier chacun de ces motifs, mettre en valeur chacun de ces éléments psychologiques, temporels, géographiques revient à développer l’élément fondateur de la pensée qui les sous-tend. Jouer le jeu de l’ouverture aux différentes forces de la scène permet ainsi de cristalliser l’énergie autour de son noyau dur. On arrive alors à une puissance de représentation que peu de dramaturgies traditionnelles peuvent atteindre. Un peu comme, évidemment, comme les courants impressionnistes, fauvistes ont pu atteindre des ambiances, des atmosphères que la figuration ne pouvait approcher. Et s’il ne s’agit nullement de considérer cette qualité d’un point de vue normatif, jugeant telle ou telle approche supérieure ou plus moderne, il semble indispensable de mettre en valeur les qualités spécifiques d’une poétique. Chaque forme possède son pouvoir propre et ouvre ses perspectives particulières : Hérodiade aborde de manière concentrique et par touches successives des questions qu’on ne peut approcher qu’avec circonspection : l’absence de définition de soi, l’impossible rapport aux intégrismes ou à la violence économique, la dépersonnalisation, le développement de comportements stéréotypés.


Dans cette mesure, la mise en scène se doit de donner réalité à ce riche processus : utiliser tous les moyens scénographiques possibles, dont l’image projetée pour révéler les espaces physiques et mentaux qui rythment les développements de la dramaturgie, à travers des types d’incarnation concurrents et complémentaires, mettre en lumière les évolutions et les fêlures psychologiques des personnages, cristalliser l’action dans chaque étape de la pièce à la fois en jouant le jeu de ses drames mais aussi de ses changements de perspectives, et pour cela mobiliser à la fois une scénographie ou un espace acoustique évolutifs.


La révolte est-elle possible ?


La plus belle réussite de la barbarie est de nous faire croire qu’elle n’existe pas - voire qu’elle est tout bonnement une culture. (J-C Guillebaud)


L’homme a non seulement éradiqué les mythes, liquidé la théologie, mais également coupé la voie qui le conduisait à l’essence des choses, y compris à son essence propre. Le résultat, autrement dit la malédiction des temps présents, devient la déréliction de ce nouvel être : l’homme jeté là, condamné à une vie inauthentique où rien n’échappe plus au désir de consommer et de contribuer à la gigantesque transmutation de tout le réel en monnaie d’échange. D’une certaine manière, on se demande si le rêve de l’homme d’aujourd’hui, de l’homo oeconomicus n’est pas de partager l’existence de Mickey, Pluto, Minnie, et de vivre dans un Disney-world où le confort extérieur sert de décor flatteur, de compensation à l’indigence intérieure.


L’idéologie économique dominante dans nos démocraties libérales se construit sur l’hypothèse d’un individu intégral, c’est à dire autonome et affranchi de tout lien autre que juridique. Cette valeur, cet archétype du moi auto-fondé et délié de toute contrainte, apparaît comme ce dont la société marchande a besoin pour assujettir les consciences à sa logique. Or cet individu émancipé, libre dans ses choix face au marché apparaît de plus en plus comme une fiction. On pourrait même dire qu’il ne s’agit que d’une construction idéologique, à peine capable de dissimuler le vide contemporain de la pensée…, le prétendu sujet politiquement souverain est en fait un objet économiquement castré, n’ayant d’autre choix que se couler dans le modèle proposé, de se prêter à l’inflation narcissique de la réussite ou sinon de se « suicider ».


Urszula Mikos




LA PIECE


L’automne. Une ville en Pologne (ça pourrait être Czestochowa, Cracovie, Katowice…). Plusieurs lieux. Dans les alentours d’une gare, il y a un kiosque : c’est là, autour du kiosque et de la gare, dans les souterrains et les Planty, que la plupart des scènes d’extérieur ont lieu. Mais également dans le temple de l’Eglise de la Résistance du Seigneur de George Crawford, et dans le solarium « La Vierge Noire ».


Une histoire contemporaine, nourrie pourtant du Kordian de Slowacki (Agatha en Kordian et Jacek en Grzegorz) et de l’histoire d’Hérodiade (on reconnaîtra facilement Gosia en Hérodiade, Agatha en Salomé et Jacek en Jean-Baptiste, l’innocent sacrifié).


L’Eglise de la Résistance du Seigneur de George Crawford participe à un vaste trafic d’organes entre l’Europe de l’Est et les Etats-Unis. Leur temple est l’un des nœuds du trafic. Ils veulent impliquer des locaux dans leur prochaine affaire (quatre glacières remplies d’yeux). Ils contactent alors Faralik, un policier qui arrondit ses fins de mois en trempant dans ce genre de choses (polices parallèles, mafias, milices de « nettoyage »), et Gosia, une femme d’affaires qui sort d’un échec professionnel (on lui a refusé les subventions demandées pour son projet culturel d’un Dignity Park à Auschwitz). Pour cette dernière, c’est Ninon Mounier, le coach de Gosia, supposée d’origine australienne, et par ailleurs vraisemblablement affiliée à l’Eglise de George Crawford, qui établit le contact.
Il est décidé que le transfert des glacières se fera dans le kiosque de Gosia (ou plutôt l’ancien kiosque, puisqu’elle l’a légué à sa fille Agatha, elle-même s’étant modernisée professionnellement – solarium, officine de crédit, cybercafé, site Internet pédophile). Gosia et Faralik – dont on découvre qu’ils étaient voisins, dans leur jeunesse – doivent organiser le deal.


Agatha est amoureuse de Konrad, un jeune SDF qui dort dans les souterrains de la gare tout en essayant de poursuivre des études. Ce choix ne plait visiblement pas à Gosia, qui trouve qu’elle mérite un meilleur gendre. Elle voudrait éloigner Agatha de Konrad. À côté du kiosque d’Agatha se tient Jacek, un vieux fleuriste sourd et muet.


Le trafic se fait et se passe bien : Agatha et Konrad transportent les glacières du kiosque au temple. Au passage, ils ont d’ailleurs changé de nom : Agatha se fait appeler Kordian, et Konrad se fait appeler Sissoko. Les missionnaires de l’Eglise de la Résistance du Seigneur de George Crawford demandent à Gosia ce qu’elle veut en échange du service rendu. Elle demande la tête de Konrad.
Ninon Mounier, sachant cela, va prévenir Konrad du danger – visiblement en vain, encore que : on le croit un moment disparu ; Faralik craint qu’il n’y ait eu des fuites. Augustin, un ami de Konrad, a été massacré par une milice d’extrême droite, une nuit à la gare : on l’a visiblement pris pour Konrad. Quant à Ninon Mounier, elle a bel et bien disparu sans crier gare.


Gosia et Faralik s’inquiètent, paniquent. On pourrait les dénoncer, leur mettre le trafic des glacières sur le dos. Il y a trois témoins : Agatha et Konrad bien sûr (les convoyeurs), et Jacek, le vieux sourd-muet qu’on avait oublié. Konrad, par peur, par lassitude, par désespoir, quitte Agatha. Gosia et Faralik donnent une arme à Agatha : qu’au moins l’un des deux, Konrad ou Jacek, soit liquidé. Sinon, ils promettent, eux, de liquider Konrad.


Pour sauver Konrad, Agatha, dans un long plaidoyer final, tue Jacek – qu’elle rebaptise Grzegorz.




Notes de mise en scène


L’architecture scénique


L’espace contemporain est stratifié, léger, éphémère. Il représente notre fonctionnement public : labyrinthique et unifié, fragmenté mais consensuel, espace urbain chaotique mais organisé.
En empilant matière sur matière et en cimentant pour former un tout, l’architecture urbaine essaie de rétablir le lien entre le rôle mythique de l’architecture et notre situation réelle. Cette tendance dans l’architecture moderne nous révèle d’ailleurs une autre illusion manipulatrice : inscrire la transcendance, le cosmos, le démiurgique dans nos installations publiques et privées. On entre aujourd’hui dans les grands magasins comme dans les temples religieux jadis.


Notre scénographie, à la fois architecture, installation et accumulation tentera de niveler la distance entre ceux qui jettent et ceux qui ramassent, créant un endroit où tout le monde vit et s’active dans la même décharge. Nous mettrons ainsi en contraste la stérilité – le vide et le chaos. La scénographie jouera de différentes matières uniformes : métal, miroir, plexiglas, plastique et bâtira une sorte de labyrinthe dans lequel les corps se perdent et se reflètent. Parfois même, elle révèlera des images de corps dans ce décor réfléchissant mais ces reflets ne viendront d’aucun corps visible sinon, pour ainsi dire, du décor lui-même. Pour en créer la profondeur, derrière le métal ajouré ou le plexiglas seront placées des photographies de couloirs, de garages, etc. ou des images en mouvement, comme par exemple d’imposants bateaux en 3D, des avions, des trains, ou même des rats…
Des plans d’architecture, des plans urbains, des plans d’espaces après des catastrophes seront suspendus derrière le mur à la façon d’un décor peint, macrocosme permettant un changement de perspective.


Composé dans une seule couleur, cette scénographie donnera par ailleurs l’impression d’observer nos constructions, nos installations par une loupe inversée, comme si l’éloignement produisait un effet de brouillard, comme si l’espace se couvrait de poussière, ou s’il se fanait et montrait son caractère éphémère.
Les lumières accentueront l’unité de teinte argentée, grise et bleue… et contribueront à produire cet effet de brume et d’éloignement. A un autre niveau, une série de lumières se comportera comme faisant partie du décor et fonctionnera de manière autonome. Ces lumières contribueront à caractériser un espace fantastique et impressionniste dans lequel on perd ses repères, un espace dans lequel néons, ampoules s’allument et s’éteignent sans raisons particulières, sinon parce qu’elles font parties de cet ogre, ce moloch qu’est devenu l’espace urbain.
A certains moments, certaines de ces lumières créeront des reliefs, platitudes, couleurs comme si quelqu’un choisissait et dirigeait la mise en valeur, la distance - on se retrouve ou non dans la lumière et nous ne le décidons pas !
Certaines de ces lumières seront également dirigées sur le public, comme si lui aussi se trouvait dans l’espace du spectacle, dans le « moloch » urbain.


En acquérant son autonomie, le décor pourra du même coup, acquérir le statut de personnage. Un personnage égal aux autres, ou même supérieur - en pouvoirs. Le décor est une plante carnivore. Il se nourrit, comme n’importe quel ogre, de la chair des personnages. Et à partir du moment où le décor devient ogre, on navigue en pleine fiction, en plein conte de fée. Tout peut arriver et tout arrive aux personnages qui s’y risquent.


Les corps


Formes brouillées dans les couches superposées du décor, jeu de teintes monochromes, pastels des costumes ne se détachant pas du décor, tout contribuera à renforcer l’impression d’un espace tout puissant, vampirique.
Des reflets de visages figés derrière les murs transparents, des formes abstraites, des mouvements inquiétants, génèreront la sensation d’un monde naissant ou d’un univers approchant de la catastrophe.


L’acteur


Tout n’est qu’un jeu pour survivre.
Jouer ne consiste pas à devenir un autre sur la scène mais à collecter des fragments d’un personnage tout en restant soi. Le public regarde une personne et non un rôle. Cette approche se situe à l’opposé de l’enseignement de Stanislavski fondé sur l’identification et l’attitude maniéré du théâtre institutionnel d’aujourd’hui L’acteur est sur scène ; il existe sans artifice en évitant le « jeu » et en même temps sa présence sera utilisée, modifiée par l’utilisation d’artifices technologiques - micros, camera- de telle sorte que l’espace scénique le transforme, le délocalise, le fasse disparaître.
Parfois, les comédiens parleront avec leurs propres voix, lors de moments de repos désarmants. Parfois, au contraire, les acteurs se lanceront dans un jeu excessif, théâtralement exagéré, ou désarticulé, comme si le corps – matière s’échappait de la volonté qui tente de le formater, de le diriger.


Langage


Dans cet univers scénique, le langage devient le moule dans lequel se glissent les personnages, créant une sorte de cacophonie étrange comme si la parole leur restait extérieure. Les personnages évoluent sur plusieurs niveaux de langages : celui que génère l’extérieur, qui ne leur appartient pas- temporaire, un second langage poétique - universel, et enfin un langage technique où la mise en scène est impliquée (notamment par la didascalie).
Cette impression schizophrénique tient bien sûr au mélange entre une mécanique extérieure au personnage et un univers intérieur qui refuse de disparaître tout à fait mais ne trouve malheureusement pas sa manifestation. La perception du spectacle contribuera à donner cette étrange sensation que les personnages passent d’un langage artificiel, à un langage banal, beau, poétique ou chaotique et désarticulé. Cet effet de lutte constante entre l’artifice et la vie apparaît en effet essentiel dans l’écriture de Laurent Contamin.


Ce mélange des différentes sphères et langages produit une sorte de vertige soutenu par le mouvement scénique et les différentes sources sonores ou visuelles. Cette « fluidité » de l’espace- ici et tout d’un coup ailleurs - correspondent tout à fait à notre incessant besoin de niveler cet espace, de nous y déplacer facilement, comme dans le temps. Bientôt - grâce à la technologie- on pourra parler avec soi-même très jeune ou avec un de ses héros, numérisé, en nous éloignant paradoxalement de nous-mêmes.


Partition sonore


L’espace sonore associé à l’espace architectural, stratifié, translucide, éphémère, doit de la même façon provoquer l’impression de l’étrangeté et en même temps frapper par sa familiarité. Il oppose alors tendresse et répulsion, sensationnel et banal.
Un micro à pied évoquant tour à tour quelque témoignage officiel ou quelque « spectacle de variété », un micro posé sur une table, des micros d’espionnage paraboliques (CIA) destinés à surprendre les conversations… l’espace, le paysage sonore rétroagit sur l’espace visible du théâtre. Ignorant la perspective et la limitation de la vraisemblance, il transforme la scène en un « milieu » et modifie à loisir sa conformation à ses dimensions fictives. Il peut unifier, rapprocher, diviser ou compartimenter, éloigner, exiler dans une détresse solitaire.
Le travail sur la transformation vocale et sur l’espace permet une mise en perspective de la problématique de l’absence au théâtre. Les icônes-comédiens et les voix possèdent dans cette pièce une place si particulière que l’usage non réaliste des transformations en temps réel permet de jouer de l’ambiguïté de la présence théâtrale.
Enfin l’intrusion de sonorités électro-acoustique contribue tout autant à l’évidence d’une inquiétante étrangeté, qu’à une réelle mise hors temps de la situation scénique.
L’utilisation de différentes sources sonores et le traitement de la voix, la création d’un espace urbain où se mélangent des bruits parasites, étouffés, éloignés ou extrêmement rapprochés renforcent l’impression de notre passage dérisoire et éphémère dans la vie.


Vidéo. Image


Le développement vidéo est bien sûr complémentaire à celui du langage textuel et va se réaliser sur plusieurs niveaux et autour de trois axes :


  • I- formatage, manipulation.
  • II- désarticulation de la mémoire, absence.
  • III- Représentation ou prestance, hallucination ou vie, abstrait ou banal.

I- Une projection d’animations naïves sur le néolibéralisme sera
présentée à l’entrée de la salle de spectacle, en complémentarité par des interviews de Bernard Stigler. La présence de la vidéo permettra ainsi d'évoquer concrètement le totalitarisme de l'image... Notre époque est devenue celle de la surveillance, tout devient matière à reportage, à fiction, intégré dans un programme de propagande ou de voyeurisme, dans lequel toute notion de secret ou de sacré disparaît, de la guerre à la vie la plus intime.
Ce traitement contribue à aborder la question de la manipulation de nos consciences et de nos comportements ainsi que leurs libertés très relatives. Les matières oscillent entre réalisme et abstraction : la représentation d’une actualité devient une trame neigeuse, un faux présentateur une ombre fantomatique, un visage de comédien une déformation aqueuse.
Bribes d'images kitsch fabriquées, obsessionnelles, provoquant l'aliénation et la désagrégation de la pensée, et fabriquant des désirs artificiels.
La représentation montrera également des montages mensongers, opposant des événements réels et leur diffusion. Par exemple, une scène montrera le nettoyage organisé à l’issue de Noël par la police au sein des SDF ; puis une autre présentera Faralik (lui-même peut être ancien policier) commentant le même évènement en projetant les images montées de cette intervention, préparée et réorganisée, pour la télévision, en dépit des faits réels.
Ces choix permettront peut-être de jouer d'une théâtralisation assumée tout en conservant le caractère intimiste d'une image rapprochée... ils refuseront en tout cas de taire notre bagage théâtral tout en l'amenant dans notre nouvel espace mental et social. Rapprocher une culture contemplative et intellectuelle d'une perception plus facile, immédiate du monde, celle du sitcom, du spectaculaire - piégeant le spectateur dans cette contradiction et lui proposant de la transgresser - permettra ainsi d'exercer le pouvoir hic et nunc de l'art d'aujourd'hui, sa possibilité d'interagir avec le monde... Ce pouvoir pouvant d’ailleurs l'amener à refuser les tendances commerciales de distraction, de facilité, qui ont conduit le théâtre à perdre une partie de ses spectateurs toujours désireux d'émerveillement.



II- Une vidéo plus conceptuelle, plus silencieuse, hantée par les dilemmes de sa propre possibilité, animée d’un profond mouvement intérieur. Moins soucieuse de visibilité, de défi, de spectacle et d’immédiateté. Moins transformatrice en somme, et sans doute plus constructrice. Un cri, la naissance, la veille et le sommeil, le froid, le chaud, le phototropisme, les cycles de la nuit et du jour, de l’ombre et de la lumière, le rythme, l’infiniment grand et l’infiniment petit, la réversibilité du temps et, toujours, les aventures de la perception. Fictions élémentaires, invisibles à l’oeil nu, l’oeil banal, insouciant, inattentif, mais rendues visibles à l’oeil (et à l’oreille) suprasensible de la vidéo par un observateur méticuleux et passionné.
Le spectateur regardant, à travers la transparence des murs, les décors (comme les photographies, avec un mouvement à peine perceptible), perçoit une image à la frontière entre la photo et la vidéo. Par moment, les personnages sont cadrés de telle sorte qu'on peut voir leur corps en entier et une partie de l'endroit où ils vivent. Assis, simplement, ils regardent la caméra en silence, et peut-être la scène elle-même. Petit à petit, il ne reste que des contours, des silhouettes dont l’extérieur devient intérieur.
Le corps fantomatique : La caméra capte en direct la chorégraphie des corps et la projette sur le mur transparent. Les images projetées se mêlent avec les images des gens derrière les murs légèrement éclairés. Ce dédoublement d’images amplifie le caractère fantomatique des corps et leur existence éphémère.
Parfois même, l’image préenregistrée se mêle à l’image en direct amplifiant les décalages temporels ainsi que les impressions liées au souvenir des marques et effets du temps ou de l’empreinte du corps dans le temps.



III- La présence de la caméra peut influer de manière importante sur le jeu du comédien, permettant à la scène de rapprocher jeu théâtral et jeu naturaliste... Ce « jeu théâtral » en tant que tel a en effet perdu une partie de son sens. Il devient difficile de prêter foi à des principes de représentations parfois nécessairement extérieurs, amplifiant émotion, imposant des ports de voix, des respirations expressives... La caméra permettra alors de faire rencontrer deux modes de création théâtrale ouvrant, sur les contradictions de sa présence et de sa représentation.


La proximité du personnage, les micromouvements de son corps, son souffle même contribueront également à développer une autre forme de jeu naturaliste, dans lequel un simple regard explique l'essentiel, dans lequel un plan serré amène un autre type de respiration plus condensée, plus oppressante. Le spectateur entre dans l'intimité des comédiens, les voit tenter d'échapper à cet oeil extérieur, fatigué, honteux peut-être du jeu excessif que leur a imposé la scène.


Les gros plans apparaissent comme les miroirs déformants et révélateurs de la fatigue qui attend la folie... Une caméra qui veut entrer dans la tête du personnage et témoigne honteusement de sa déchéance, comme par exemple la « reality camera » (qui suit des consommateurs de LSD ou de Crack)... Une caméra voyeuriste qui veut dévoiler l'envers du décor et montrer les coulisses du théâtre, révélant par là même comment on peut mentir en créant l'illusion, comment un simple angle de prise de vue peut changer notre regard sur un être ou un objet.

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