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Herculine Barbin : archéologie d'une révolution

mise en scène Catherine Marnas

: Entretien avec Catherine Marnas

Propos recueillis par Yves Kafka

Y.K. « Toute vérité a une histoire », écrit le sociologue Eric Fassin dans sa postface intitulée « Le vrai genre ». Une histoire qui tient au contexte qui l’a vue naître... On sait Catherine Marnas votre prédilection pour les situations touchant au plus près aux questionnements contemporains. Ainsi de votre dernière création A Bright Room Called Day où, en 1932, une communauté d’artistes berlinois sous-estimant l’irrésistible ascension d’Hitler vous donnait l’occasion de porter sur l’avant-scène la question brûlante des idées d’extrême droite infiltrant à bas bruit notre démocratie de 2021... Ici, vous jetez votre dévolu sur une autre question, tout aussi brûlante, celle du genre. En « mettant en jeu » les Souvenirs d’Herculine Barbin dite Alexina B., de quelles « vérités » ce nouveau choix est-il pour vous le nom ?


Catherine Marnas : Au départ, un constat... Celui de l’irruption du genre sur l’avant-scène de la société, faisant que ce qui était souterrain jusque-là s’affichait dorénavant comme une question essentielle. J’ai pu personnellement le constater lors du dernier recrutement - tous les trois ans - des élèves de l’éstba. Sur les 750 candidats, un grand nombre d’entre eux ont fait cas de leur désir de ne pas être associé·e·s à un genre prédéfini et ce avec une liberté totale, comme si un nouveau monde était advenu entre deux promotions. Ainsi des fictions et documentaires de plus en plus nombreux mettent en lumière cette évolution... Qu’est-ce que cela raconte de notre monde ?
De nombreux combats ont eu lieu permettant de revendiquer l’appartenance à un genre différent du sexe biologique chez des personnes qui ne s’y autorisaient pas jusque-là. Cela s’inscrit dans le droit fil d’une remise en cause fondamentale des lois du patriarcat, à prendre comme pierre angulaire d’une société libérale trouvant ses assises dans la domination des pères. Jusqu’à présent le rêve de révolution prenait les formes d’un militantisme politique. Les jeunes n’ont plus le temps d’attendre, ils ressentent en eux l’urgence d’agir, que ce soit pour des raisons écologiques (autodestruction programmée du vivant) ou pour des raisons de partage vital des richesses (inégalités engendrant des guerres destructrices).
Quand Edgar Morin fait l’éloge de la métamorphose (« La chenille qui s'enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois d'autodestruction et d'auto-reconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même ») comme remède à la désintégration d’un système saturé pour qu’advienne une autre forme d’organisation plus « aimable », il renvoie à la métamorphose du genre, où les cellules tout en restant les mêmes s’orientent vers un autre but, donnant naissance à un être différent restant néanmoins le même. Le choix que j’ai pu faire du sous-titre de la pièce, Archéologie d’une révolution, fait écho à ce processus, comme si Herculine par son récit - qu’Eric Fassin identifie comme la préhistoire des gender studies - se posait à distance en métaphore des questions actuelles autour du genre.
Ceci était mon accroche initiale du choix de ce livre, comme un tremplin pour soulever la problématique du genre dans nos sociétés contemporaines... Et puis, j’ai été si absorbée par la lecture des Souvenirs qu’une évidence m’est apparue : les questions que je désirais poser étaient déjà contenues entre ses mots... Elle qui craignait tant être un monstre - une fois reconnue comme homme - disant qu’elle n’avait plus aucune place dans ce monde, s’était donné comme tâche de raconter son histoire comme on lance une bouteille à la mer. Ils sont très rares les récits d’hermaphrodites - comme on les appelait à l’époque, les personnes intersexes aujourd’hui - et ce témoignage rédigé à la première personne l’était avec l’idée manifeste que cet écrit allait lui survivre (Cf. le prénom inventé de Camille et les noms de personnes et de lieux réduits, par souci de discrétion, à des initiales). Alors « prenons-la au mot », laissons-lui la parole, elle est de nature à produire en chacun le questionnement souhaité.
Ainsi l’extraordinaire empathie que provoque le personnage d’Herculine - bien au-delà du temps où cette confession a été rédigée (1863) - m’a définitivement convaincue que le cœur du spectacle devait être son récit à elle, nulle nécessité de le mettre en parallèle avec des témoignages contemporains.


Y.K. Nécessité artistique et politique, on l’a bien compris, de se saisir du formidable moteur offert par Mes Souvenirs pour aborder la question incontournable des genres. Mais votre rencontre avec Herculine (Cf. « l’extraordinaire empathie ») peut-elle se limiter à cette exigence... En effet, le trouble qu’elle crée en vous, est-il uniquement celui éprouvé par la metteuse en scène... A quelle autre nécessité plus personnelle ce choix répond-il ?


Catherine Marnas : L’intime et le politique sont si imbriqués qu’il serait - et encore moins ici - compliqué de vouloir les dissocier. Le trouble concernant l’identité sexuelle est au fond de chacun de nous. On est immergé dans un contexte qui tend à nous « orienter ». Foucault le dit très bien lorsqu’il pointe la médecine et le juridique s’emparant au XVIIIème siècle de la question de l’hermaphrodite, dans un but de normalisation en catégorisant les individus. Chacun est assigné à une place de par son sexe de naissance - fût-il incertain - et, prétendre à une autre place, sera alors affaire de libération.
Cette curiosité sur l’autre sexe, elle traverse l’Humanité. Que ce soit Hermaphrodite, né·e d'Hermès et d'Aphrodite, qui réunit dans un même corps et dans un même nom les deux sexes dans Les Métamorphoses d’Ovide, ou Tirésias, le devin aveugle qui tous les sept ans change de sexe, la littérature regorge de références... La mythologie se faisant l’écho de nos rêves éveillés, pas étonnant que nos fantasmes en soient nourris...


Y.K. On imagine qu’avant même d’envisager la dramatisation d’un texte qui se présente comme un écrit autobiographique - rédigé de plus dans une langue épurée d’un classicisme certes irréprochable mais désuet - vous avez nourri votre propre réflexion sur l’intersexuation en convoquant des ressources plus récentes. Pouvez-vous nous en parler ?


Catherine Marnas : Herculine pouvant être comprise comme l’« Archéologie d’une révolution » en mouvement, j’ai ressenti le besoin de me rapprocher du monde actuel de l’intersexe. J’ai lu avec grand intérêt Paul Preciado (Beatriz Preciado jusqu'en 2015), proche des mouvements féministe, queer, transgenre, qui remet en cause le système de la sexualité binaire en prônant l’abolition des catégories. Considérant que la sexualité ne se vit que dans un mouvement continu échappant à toute tentative de catégorisation, son refus de toutes les appellations enfermantes rejoint l’approche queer. Et bien sûr, Judith Butler et son « Trouble dans le genre », prolongeant - au-delà du titre de son ouvrage - l’interrogation de Michel Foucault : « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » (Cf. préface d’Herculine Barbin).
La mode aussi semble nous dire quelque chose du rapport actuel au genre. Jusque-là les tentatives de subversions du sexe de naissance prenaient souvent la forme de travestissements « spectaculaires » (homme-femme à hauts talons et rouge à lèvres outré, femme-homme à costume et cravate stricts). Dorénavant l’on assiste à l’émergence d’une mode unisexe, jean et sweat à grande capuche indifférenciant les sexes. En gommant toutes marques ostensibles d’appartenance à un sexe, la mode affiche une neutralité sexuelle, jusqu’à l’indifférenciation, écho d’une autre revendication, celle de la mention « sexe neutre » sur le passeport...
De plus, je me suis entourée de personnes ressources très proches de ces problématiques vécues directement par elles ou étant en contact rapproché avec l’association Girofard, centre LGBTI+ de Bordeaux. Que ce soit Vanasay Khamphommala, artiste compagnon·ne du TnBA, queer, metteu·r·se en scène, performeuse, dramaturge et chanteuse, avec au centre de son travail une réflexion aiguisée sur les identités genrées et racisées, ou que ce soit Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie à l’Université de Bordeaux et en lien direct avec des personnes intersexes qu’il m’a fait rencontrer, tous ont contribué à éclairer l’histoire d’Herculine par le vécu de ceux/celles de 2021.


Y.K. Dans la mise en scène précédente, en accord avec le texte de Tony Kushner, vous convoquiez deux personnages pour mettre doublement en abyme la situation. Une chanteuse punk, commentant in vivo l’Histoire en marche. Et le double de l’auteur réévaluant, sur le plateau et avec le recul du temps, les événements... Avez-vous imaginé un dispositif semblable pour mettre en abyme Mes Souvenirs à l’aide d’autres voix qui les amplifieraient en les commentant ? En effet la parole, si sincère soit-elle de l’héroïne, ne suppose-t-elle pas une « interprétation » pour la « réinterpréter » en la questionnant en direct ?


Catherine Marnas : Au départ je pensais effectivement qu’il y aurait d’autres témoignages à mettre en regard pour « réfléchir » la situation vécue par Herculine. Et puis j’ai constaté que le texte était assez fort pour porter à lui seul les problématiques. Néanmoins, Yuming Hey interprétant Herculine (acteur qui se revendique genderfluid) ne sera pas seul sur le plateau, il sera accompagné de Nicolas Martel qui sera à la fois le récitant des rapports médicaux, d’autopsie, d’état civil modifié, mais aussi d’extraits des Métamorphoses d’Ovide, et le passeur entre l’époque d’Herculine, celle de Michel Foucault et la nôtre.
Il y aura donc la « fiction » d’Herculine vivant au cœur de ce gynécée religieux fait de murmures, de voiles, de sensations physiques - univers de femmes en vase clos, écho de celui de La Religieuse de Diderot - et la réalité « hors-histoire » mettant en abyme la fiction.


Y.K. « Je suis une erreur parce que je vis et je conçois mon œuvre comme bon me semble, sans me soucier des convenances ». Pour Jan Fabre, afin d’avoir quelque chance d’atteindre l’humain, il faudrait créer le choc ; non par coquetterie mais pour faire tomber les défenses du public... Pour faire entendre ce sujet, toujours non consensuel, est-ce ainsi que vous avez abordé cette création ? Ou avec l’idée de ne pas trop choquer « les convenances » afin que votre proposition puisse être partagée par le plus grand nombre ?


Catherine Marnas : Clivage en effet important entre les conceptions de Jan Fabre et les miennes concernant le rapport au public... Si je ne nie aucunement son talent de créateur, je ne partage pas son regard sur le monde. Ainsi, quand il parle de choc frontal avec le public, je suis aux antipodes. Ma préférence va - on s’en douterait quand on connaît mes créations - à la douceur. On aurait pu faire avec Herculine un montage de textes provocateurs, au sens où l’entend par exemple Maguy Marin mettant en jeu le monde de l’entreprise dans une atmosphère saturée de bruits insupportables... mais non, ce n’est pas notre approche.
Ce que j’aimerais avant tout avec Herculine, c’est que notre regard soit déplacé, que le trouble réel qu’elle suscite ouvre l’esprit... Au lieu de se retrouver une nouvelle fois dans des querelles clivantes qui stérilisent toute approche de l’autre différent en rejetant définitivement chacun dans un camp, je voudrais ouvrir à la complexité vécue par Herculine Barbin. « Obligé de changer de sexe, héros malheureux de la chasse à l’identité », selon les paroles de Michel Foucault dans sa préface, iel a « réalisé » dans sa chair, et ce jusqu’au suicide, un « problème » qui n’était pas le sien mais celui d’une société figée dans ses certitudes.
Avoir un souci de tendresse vis-à-vis d’elle, femme-homme scandaleusement victime d’assignations, serait pour moi un pas de fait vers une acceptation de la complexité de l’humain ne pouvant être réduit, ni au sexe de naissance, ni à un genre figé.


  • Propos recueillis par Yves Kafka, novembre 2021
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