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Henry VI

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Line Cottegnies
mise en scène Thomas Jolly

: Note d'intention

Le théâtre est un vestige. Tous les siècles, les courants et les révolutions (grandes ou petites, industrielles, esthétiques, économiques ou technologiques...) n’ont pas eu raison de lui.


Il est là. Séculaire. Présent dans chaque cité.


J’y vois un signe fort. Et rassurant.


On pourrait penser que notre époque d’individualisme chevronné, de consommation démesurée, de vitesse grandissante et de virtualité saisissante ferait de lui un objet de loisir et de divertissement pur. Il n’en est rien. Car le théâtre, s’il a perdu sous certains aspects sa force de rassemblement populaire d’antan, ce n’est que parce que d’autres arts et d’autres pratiques possèdent plus de force de frappe médiatique...donc économique.
Pourtant, il reste cet endroit de pensée, d’éveil, de curiosité, d’épanouissement de l’intelligence par les sens, l’émotion, la beauté, la force du langage, la virtuosité des poètes, anciens ou nouveaux. Et si aujourd’hui il pourrait se penser comme un art à contre-courant, il est d’autant plus urgent de s’y retrouver et d’y mener quiconque souhaite s’extraire un temps du bruit du monde pour y retourner plus alerte, plus conscient, plus éveillé.
C’est un apaisement d’avoir, dans nos cités ces espaces noirs, vides et silencieux d’où la création peut jaillir. C’est un espoir d’y voir se rassembler le public, tous les publics qui constituent le temps d’une représentation une communauté éphémère. Le théâtre rassemble parce que la Culture est un bien commun. En ces temps douteux de division, le théâtre devient un endroit de résistance et une preuve rassurante d’intelligence et de discernement citoyen.


C’est dans cet axe que doit se penser notre compagnie et c’est en cela qu’elle est constitutive d’une société, d’un territoire, de celles et ceux qui le peuplent, et qu’elle remplit selon moi une mission de service public.


La Piccola Familia existe depuis 2006. Elle est un groupe de travail avant d’être une compagnie. Nous y tenons. Nous y veillons. Pour ne pas avoir à convaincre, mais pour faire notre métier. Pour ne pas avoir à plaire, mais pour construire scéniquement ce qui nous semble juste. Pour ne pas avoir à répondre au coup d’éclat permanent, mais pour faire du théâtre.
Depuis 2006, tout contre les innombrables actions culturelles que la compagnie développe sur le territoire Haut-Normand, trois créations ont vues le jour avec la même équipe d’acteurs. Arlequin poli par l’amour de Marivaux, Toâ de Guitry et Piscine (pas d’eau) de Ravenhill : 3 langues singulières pour affiner notre vocabulaire de plateau, s’exercer, se structurer, construire notre démarche artistique et culturelle, rencontrer les publics.
Forte de ces premières années d’existence, La Piccola Familia a engagé dès 2010 un nouveau cycle de création autour d’une oeuvre unique :


Henry VI de William Shakespeare.



Henry VI regroupe 3 pièces de William Shakespeare. 15 actes. Quelques 200 personnages. Près de 10000 vers pour retracer le récit stupéfiant des cinquante années de règne de cet enfant proclamé roi de France et d’Angleterre à l’âge de 9 mois. Ce roi pieux, juste et sage connaît pourtant l’un des règnes les plus sanglants de l’Histoire anglaise : assis sur le trône en 1422 dans le désordre de la guerre de Cent ans, il sera ensuite emporté dans les luttes intestines de la guerre des “2 roses” jusqu’à son assassinat en 1471 par le futur Richard III.
Un règne débuté dans le chaos, exercé dans le chaos, et achevé par le chaos.


Ecrite au 16e siècle et relatant quasiment tout le 15e siècle, cette oeuvre monumentale est de fait installée au tournant de notre Histoire. Et c’est précisément ce qui me fait venir à elle. Elle donne à voir le lent basculement d’une époque ancienne (un moyen-âge finissant...) vers une époque nouvelle, faite de révolutions techniques, scientifiques et philosophiques qui vont bouleverser la marche du monde : invention de l’imprimerie, des premières armes à feu, développement de la navigation et découverte des Amériques, émergence des premières théories “capitalistes”, bientôt Copernic, Galilée, Luther...
Monter Henry VI c’est donc, je le crois, ré-interroger notre époque par ce qui serait son origine en assistant à l’abandon par l’Homme d’un monde de valeurs communautaires pour un monde individualisé. Ce n’est pas une coquetterie, c’est aussi dans ce but que Shakespeare écrit pour les spectateurs du 16e siècle, dans une Angleterre à peine remise des guerres civiles où Elisabeth Ière impose son règne, développe et consolide l’idée de Nation.


Sous la plume shakespearienne, dans la peinture de la lutte pour le pouvoir, nous décelons, en germe, les attitudes fallacieuses des factions politiques, la perversion de la subordination, le mépris grossier à l’égard des femmes, l’étouffement de la vertu par l’ambition et finalement... la violence mais aussi la tristesse du chacun pour soi.


Henry VI relate la lente dégénérescence du monde. Shakespeare la traduit en basculant petit à petit du registre flamboyant de la comédie à celui, crépusculaire, de la tragédie. La première partie d’Henry VI est construite sur des ressorts comiques, l’interminable guerre dans laquelle sont embourbés les Anglais et les Français devient sous la plume shakespearienne une gigantesque farce. La deuxième partie d’Henry VI, plus sophistiquée, se recentre sur l’Angleterre et les prémisses de La guerre des 2 roses, le traitement est ici davantage psychologique conduisant le récit vers la stupéfaction tragique. Enfin la troisième partie d’Henry VI qui relate la guerre civile est un enchaînement de tableaux quasi-cinématographiques qui déploient le chaos, la barbarie. La peinture d’un monde de violence crue.


L’oeuvre débute donc de manière accrocheuse par le rire, médium émotionnel universel, pour ensuite mener insidieusement le spectateur vers une forme plus exigeante, celle de la tragédie.
Ce procédé dramaturgique est aussi stratégique : ces 3 axes d’écriture sont, de la part de Shakespeare, un mécanisme d’entrée pour le public dans sa pièce. Une clef.


La mise en scène suit cette courbe descendante en s’appuyant sur une alliée rare et précieuse au théâtre : la durée. On entre dans Henry VI en plein jour, on en sort au creux de la nuit. Les premiers mots de la pièce le commandent :
“Cieux, tendez-vous de noir,
Jour fais place à la nuit.”


Cette oeuvre est donc pour La Piccola Familia l’aventure théâtrale adéquate pour poursuivre l’affirmation d’un théâtre généreux et festif à l’épreuve d’une réalité en manque de curiosité, individualisée et morose.
C’est un projet ambitieux guidé par le désir de s’emparer de l’extraordinaire machinerie théâtrale que Shakespeare développe dans cette “saga” politique et poétique, mélangeant comédie et tragédie, fantastique, romance, réalité historique et fiction théâtrale... Un formidable terrain de jeu au service de la mise en scène, des acteurs et... du public.


La Piccola Familia s’attelle ici à un chantier passionnant : dans une époque de vitesse croissante et de plaisir immédiat, la notion de durée devant l’oeuvre s’inscrit réellement à contre-courant.
Pourtant, depuis la création du cycle I en 2012, le public semble plébisciter ce (déjà) long format.
Comment cela nous renseigne t-il sur notre temps, sur les objets culturels qu’on donne à voir et sur les publics ?
J’y vois le signe fort d’un désir, d’une attente du public pour ces objets atypiques, sortant des cadres qu’une politique culturelle austère pose sur la construction des projets. Nous assistons à une lente et insidieuse standardisation des objets culturels qui ne peut suffire au public . Car le public - quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense et quoi qu’on en fasse - est exigent, et je crois en son insatiable soif de curiosité et d’aventure.


Je cite ici Victor Hugo “Il y a 2 façons de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses. Le vrai saisit l’individu”. Je fais mienne cette pensée et La Piccola Familia la vérifie avec Henry VI.
Nous souhaitons que les théâtres demeurent ces endroits de rassemblement où se célèbre la pensée et nous croyons qu’Henry VI, bien que démesurée, saurait nous rappeler la mesure du vivant.
L’extraordinaire rassemblement généré par le spectacle est une réponse au vent de division et d’individualisme qui souffle sur notre époque.


C’est un constat.
Une compagnie comme la nôtre se doit d’oeuvrer à la possibilité de cette “fête de la pensée”, lieu et moment de partage, d’échange, de rencontre, d’émerveillement où peut s’échafauder - j’insiste - notre capacité de discernement citoyen.
Le théâtre existe, a tenu et tient pour cela.
Nous aussi.

Thomas Jolly

mars 2014

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