theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « How deep is your usage de l'art ? (Nature morte) »

How deep is your usage de l'art ? (Nature morte)


: Entretien avec Benoit Lambert (1/2)

Propos recueillis par Florent Guyot

Il y a dix ans, Antoine Franchet, Benoît Lambert et Jean-Charles Massera débutaient leur collaboration avec la création de We are la France. Puis il y a eu We are l’Europe et Que faire ? (le Retour).
Aujourd’hui, avec How deep is your usage de l’Art ? (Nature morte) s’ouvre une nouvelle étape de leur travail. L’occasion de poser un rapide bilan et d’ouvrir quelques perspectives avec Benoît Lambert, à quelques semaines du début des répétitions.

Pourquoi avoir décidé d’aborder la question de l’art pour ce nouveau travail en commun ?


C’est vrai que ça peut sembler étrange, compte tenu de toutes les questions urgentes qui se posent en ce moment ! D’autant plus que nous avons toujours été assez méfiants vis-à-vis des mises en abîmes. L’art qui se prend lui-même comme objet, c’est un peu la tarte à la crème de la postmodernité : puisque tout a été dit, puisqu’il n’y a plus rien à dire, l’art ne peut plus avoir d’autre sujet que l’art, etc. Ça ne nous a jamais beaucoup intéressé, parce que c’est une facilité, une volonté de ne pas voir ce qui peut constituer un enjeu esthétique pour aujourd’hui. Mais dans le même temps, on peut constater aussi que le champ théâtral, ces dernières années, a beaucoup travaillé autour de « thématiques », et notamment de thématiques sociales, politiques ou géo-politiques (analyse critique du capitalisme, luttes de genre, questions autour des migrations etc.) Nous-mêmes, nous y avons, à notre façon, contribué. Cette inflation d’un théâtre documentaire, documenté, ou « thématisé », qui aura d’ailleurs eu des fortunes diverses, nous a donné envie d’aller voir ailleurs, et de travailler autrement. Et puis la question de l’art et de ses usages était déjà très présente dans la trilogie des We are... Ce nouveau projet, c’est aussi une façon de resserrer la focale, ou d’approfondir une vieille question, que nous travaillons au fond depuis longtemps.


Que signifie le titre du spectacle ? Ou plus exactement, qu’est-ce que vous entendez par  « usage de l’Art » ?


Ce titre, c’est une proposition de Jean-Charles, on y reconnaît d’ailleurs bien sa manière ! C’est évidemment un télescopage entre une référence  « basse  », à la limite du mauvais goût – une chanson célèbre des Bee Gees, en l’occurrence – et une question théorique « haute », ou en tout cas complexe, celle de l’art et de ses usages. Ce type de télescopage ou de court-circuit est très central dans le travail que nous menons en commun, et ce n’est pas qu’un effet de style.
C’est au contraire une façon de désigner immédiatement de quoi sont tramés nos imaginaires. L’impureté, le mélange, la rencontre fortuite entre des éléments qui n’ont a priori aucun rapport entre eux, c’est d’abord, cela, un imaginaire : un joyeux bordel au sein duquel s’opèrent en permanence des rapprochements inattendus. Quant à la question de l’usage, elle est évidemment liée très directement à ce que je viens de dire : mélanger, reprendre, déplacer, réutiliser, etc. C’est la définition d’un usage. Nous avons emprunté ce concept à Marx, d’abord, et il renvoie à sa distinction célèbre entre « valeur d’échange » et « valeur d’usage ». Mais nous l’empruntons aussi à un autre auteur très important dans le champ des sciences sociales, Michel de Certeau.
Certeau a été l’un des premiers à travailler sur ce qu’on appelle désormais les  « pratiques culturelles  », en plaçant au cœur de son œuvre une idée très belle, celle de l’usage, précisément. Ou du  « braconnage  », P72020comme il le dit lui-même :  « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner.  » Contre une vision réductrice du consommateur aliéné, Certeau réhabilite les manières de faire, les pratiques ordinaires, les appropriations, par lesquelles les consommateurs, ou les dominés, parviennent à échapper concrètement aux chemins tracés pour eux.
L’usage, finalement, c’est toujours une forme de détournement, et donc de (micro)résistance. C’est une pensée enthousiasmante, et confiante, qui permet d’échapper à la vision mélancolique souvent induite par la pensée critique, celle de Bourdieu par exemple, ou celle inspirée par le situationnisme. Car à force de ressasser à quel point les gens sont aliénés, dépossédés d’eux-mêmes, contraints à vivre des vies formatées et inauthentiques, on finit toujours par oublier d’aller regarder ce qui se passe réellement dans les vies concrètes.
Cette hypothèse de confiance était au cœur de la trilogie des We are... : ces trois spectacles cherchaient à déployer une visée critique contre l’état du monde, mais en affirmant la compétence et la capacité des personnes ordinaires. C’était aussi une façon d’échapper aux discours crépusculaires et plaintifs sur les méfaits de l’individualisme démocratique, sur l’abrutissement des « consommateurs avachis  », sur l’impossibilité de tout changement, etc. La question, pour la résumer de façon lapidaire, c’était :  « est-ce que nos vies craignent vraiment autant que ça ?  » C’est ce que nous avons appelé « l’esthétique du faire avec ». Ces spectacles croisaient d’ailleurs déjà la question de l’art, pour une raison assez simple, finalement : dès qu’on s’intéresse aux expériences concrètes, et aux capacités des personnes, on retombe vite sur la question de l’expérience esthétique : en matière d’art, qui est capable de quoi ? Qui est capable d’éprouver quoi ? Y a-t-il des préalables pour accéder à tel ou tel type d’œuvre ? Et face à une œuvre, qu’est-ce qui se passe ? Encore une fois, ce sont des questions qui nous travaillent depuis longtemps, à l’évidence. Tout comme elles travaillent par définition les différentes institutions d’art qui ont accueilli nos travaux ces dernières années.


Sous quelle forme allez-vous aborder ces questions dans ce nouveau travail ?


C’est une question qui reste absolument ouverte. Initialement, nous étions partis pour faire une  « enquête », non pas au sens scientifique et rigoureux de la sociologie, mais de façon assez sauvage, sans protocole prédéfini, simplement en interrogeant des gens, et aussi en nous interrogeant nous-mêmes, sur nos propres pratiques : qu’est-ce qu’on fait avec l’art ? Comment l’utilise-t-on ? Avec Jean-Charles, sur la base de cette « enquête », nous avons commencé à écrire quelques textes qui étaient d’abord des descriptions d’expériences, en essayant d’être précis et concrets. Mais c’est une piste de travail qui a rapidement rencontré des limites.


Pour quelle raison ?


Précisément parce qu’elle nous entraînait dans une logique documentaire, qui était ce à quoi nous souhaitions échapper. Nous n’avons pas du tout envie de faire un spectacle qui serait d’abord une compilation de récits, ou de descriptifs d’expériences. Autant retourner lire Michel de Certeau !
Ça ne veut pas dire que nous ne ferons rien de cette matière, mais pour nous, elle ne peut pas être le cœur du spectacle. Nous voulons faire du théâtre, pas de la sociologie. Ça nous oblige à envisager les choses différemment, et surtout, à faire confiance au travail des répétitions, à ce qu’elles ouvriront avec les acteurs. Au fond, l’intérêt serait que le spectacle permette d’abord à la question posée de résonner pour chacun, à la fois pour ceux qui regardent et pour ceux qui font le spectacle. D’autant plus que c’est une question absolument démesurée, totalement intimidante, au fond. C’est ce qui lui confère d’ailleurs un caractère comique.
Avec une question pareille, nous sommes battus d’avance, on sait qu’on ne pourra jamais y répondre exhaustivement, ni même rigoureusement, ça serait de la démence ! Que faudrait-il faire ? Un exposé complet de l’histoire de l’art, des cavernes à nos jours, suivi d’une enquête sociologique exhaustive sur les pratiques culturelles d’aujourd’hui ? Cette impossibilité nous rend très libres, au fond. Et la démesure du programme de départ est aussi l’une des choses dont le spectacle devra rendre compte : ça nous place dans une situation de fragilité, de précarité - intellectuelle et sensible - une situation de dénuement, qui n’est pas sans rapport avec l’expérience esthétique ordinaire. C’est plutôt inspirant !

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.