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Gala

Jérôme Bel ( Mise en scène )


: Entretien avec Jérôme Bel

Propos recueillis par Gilles Amalvi pour le Festival d'Automne

Depuis Disabled Theater et Cour d’honneur, votre recherche s’oriente de plus en plus vers une analyse du spectacle à partir des corps, des individus qui en sont le plus souvent exclus. Quels sont les enjeux politiques et esthétiques de Gala pour vous ?


Jérôme Bel : Le projet Gala émerge d’une recherche, qui a eu lieu sur un temps assez long. À l’origine, Jeanne Balibar m’avait demandé de venir travailler avec elle à Montfermeil et à Clichy-sous-bois pour accompagner des amateurs. Je n’avais jamais fait ça – et il se trouve que par ailleurs, je n’enseigne pas. Mais dans ce contexte-là, j’avais l’impression que cela était possible : d’une part parce que Jeanne m’apportait tout sur un plateau, et d’autre part parce que ça me semblait être un lieu favorable pour traiter certains problèmes que je ressentais comme une possible limite de mon travail. Du coup j’ai sauté sur l’occasion ! Nous sommes partis tous les deux organiser ces ateliers, qui s’appelaient “ateliers danse et voix”. Lors de l’atelier, j’ai rencontré des gens – venus là parce qu’ils avaient un intérêt pour la danse et le chant-intérêt qui n’était d’ailleurs pas très bien défini. Pour ma part, je ne savais pas non plus ce que ça allait pouvoir donner, et la rencontre de ces “non-savoirs” a été très riche – très fragile aussi, nécessairement. J’ai donc décidé de poursuivre et d’en faire un spectacle professionnel – réalisé principalement avec des amateurs. Gala, en tant que spectacle, vient de cette expérience-là.
Ensuite, je me suis très vite aperçu que si je ne travaillais qu’avec des amateurs, le travail courait le risque d’être lu selon un prisme “social”, qualificatif qui me semble réducteur. Mon travail est d’abord artistique, et conséquemment, social et politique. Afin d’éviter cette lecture, j’ai pensé qu’il fallait inviter des professionnels à participer au spectacle, afin d’effacer cette distinction amateur/ professionnel ou social/artistique. J’ai le sentiment que si Gala peut avoir un sens, il se doit d’être l’occasion d’un rassemblement, non de l’exclusion de qui que ce soit. Du coup la distribution réunit des gens qui ne sont jamais montés sur scène et des gens dont c’est le travail - sans la moindre distinction.


Lors de l’atelier danse et voix, chacun des participants amenait une matière reliée à un contexte personnel, brossant des portraits subjectifs. Est-ce que cela forme encore un fil dramaturgique dans Gala ?


Jérôme Bel : Par définition, ce sont des “amateurs” donc des gens qui aiment. Amateur ne veut pas dire seulement “non-professionnels”, mais aussi – et il faut que cette dimension reste centrale – qui aiment, qui apprécient la danse, le spectacle. Du coup, dans la mesure où l’objectif n’est pas du tout d’en faire des professionnels, la recherche s’est appuyée sur ce qu’ils aimaient faire. Je leur ai demandé comment ils aimaient danser, quelles étaient leurs références, à quoi ils s’identifiaient. Est apparue très vite l’idée de danse comme culture plutôt que comme art : la culture de la danse. Comment des pratiques ou des formes savantes créées par des artistes se répandent dans la société ? Ça c’est une perspective assez passionnante. Je tournais déjà autour de ces questions, mais avec Gala, c’est beaucoup plus précis. Chacun porte des savoirs – non pas chorégraphiques, mais “dansés “ - savoirs plus ou moins sophistiqués selon les personnes. L’enjeu de la pièce, c’est d’éviter les jugements. Ce qui est important, c’est ce que signifient ces danses : pas leurs qualités intrinsèques mais ce qu’elles expriment. Sachant que les professionnels aussi bien que les non-professionnels sont aliénés à cet impératif de qualité, également soumis à la règle du “bien faire”.


Au fond, vous essayez de repartir de la danse en tant que “médium”, en cherchant à souligner ce qu’elle transporte plutôt que la façon dont elle est effectuée.


Jérôme Bel : La danse comme médium d’une expression subjective, c’est ça. Qu’est-ce qu’elle révèle, et qu’est-ce qu’elle permet à chacun d’entre nous d’exprimer. Du coup, tous les gens qui me disent “ah mais moi je ne sais pas danser”, ça m’intéresse beaucoup : j’ai tendance à répondre “mais si” ; partir de cet impossible là, de ce “je ne sais pas danser” pour dépasser la notion de jugement. Quelqu’un qui “danse mal”, dans ma perspective, ça dit quelque chose : quelque chose de son rapport au corps, de sa culture, de son histoire personnelle.
J’ai appelé cette pièce Gala, parce que pour la première fois, j’utilise vraiment les ressorts, les outils que le spectacle me permet. J’ai utilisé ces ressorts pour la première fois avec Disabled theater, parce que les acteurs handicapés m’y ont poussé, et que je les ai laissés faire. Donc j’accepte désormais d’utiliser le “pouvoir du théâtre” pour les gens qui n’ont habituellement pas accès à ces outils, qui ne sont pas dans le champ de la danse ou du théâtre en position de pouvoir. Avec Gala, j’essaie en quelque sorte de leur redonner des armes – de la musique, des costumes, un public...


La forme de Gala, dans l’imaginaire collectif, est également attachée à l’idée de celui de fin d’année – avec tout ce que cela porte de moyens pauvres et de formes hétérogènes. Est-ce que cet aspect vous a attiré dans l’idée de “gala” ?


Jérôme Bel : L’idée de Gala vient d’abord du format. Cela fait des années que j’ai envie d’utiliser un format fragmentaire, et que je m’interroge sur la prédominance du format d’à peu près une heure dans la danse contemporaine. Il peut arriver qu’un artiste ait une idée, et qu’il en fasse une pièce. Mais parfois, on peut résoudre le problème que pose cette idée en cinq minutes ! Il n’y a pas forcément besoin d’en faire une pièce d’une heure...
Donc Gala rassemble plusieurs pièces de longueurs et d’esthétiques différentes.
Il y a une autre question qui me trotte dans la tête depuis des années, et qui peut se formuler très simplement : d’où me vient cette passion pour le théâtre ? Je sais – après avoir fait des films, travaillé dans des musées – que le théâtre est le lieu qui me convient, où je me sens le mieux, où je suis à ma place. J’ai essayé de voir ce qui avait pu faire événement pour moi ; j’ai cherché dans l’enfance une expérience décisive.
Et récemment je me suis aperçu que c’était le gala de danse de ma soeur : ces galas où l’on voit des enfants rangés par classe d’âge dansant comme ils le peuvent... Voilà, je dirais qu’il y a ces deux raisons : l’une, de format, l’autre, plus personnelle – un peu comme une scène primitive. Dans ce Gala, il y a une dimension de célébration, qui est due aux amateurs qui m’ont amené vers leur intérêt pour la danse ; cela s’était déjà produit – mais à mon insu – lors de la pièce avec les handicapés mentaux. Avant cette pièce, je faisais principalement parler les danseurs. Les handicapés mentaux ayant beaucoup de difficultés à s’exprimer par le biais du langage, c’est quand ils dansaient qu’ils étaient le plus... éloquents. Alors je les ai laissé danser...


Comment avez-vous travaillé avec les amateurs dans le sens de ce “non-jugement”, sans mise en concurrence des “talents” ?


Jérôme Bel : L’opération que je fais, c’est par rapport à la danse. L’idée n’est pas “tout le monde fait ce qu’il veut”, mais tout le monde travaille par rapport à une référence, à une certaine culture. Je leur fais traverser différentes possibilités de la danse : le ballet, la danse moderne, la pop, etc. Je les soumets à ce filtre. Comme toujours, c’est la danse qui sert à dire quelque chose du monde. Ma question a toujours été : qu’est-ce que c’est que ce dispositif de représentation, celui du théâtre occidental ? Je suis assigné à cette question. Mais tout le monde n’est pas relié au monde du spectacle. Il faut un minimum de désir – comme pour les spectateurs dans la salle d’ailleurs... S’ils sont assis dans la salle, ce n’est pas pour assister à un récital ou à un match de foot . De part et d’autre, ça ne peut marcher qu’avec des gens qui mettent en jeu un peu de leur désir. Et c’est le traitement de ce désir qui peut permettre de contrer la notion de jugement.


A propos de l'atelier danse et voix, un mot en particulier m'avait marqué, celui de “souveraineté” : rendre à l'individu sa souveraineté face aux codes du spectacle. Ne pas être parlé, agi par eux, mais pouvoir se les approprier.


Jérôme Bel : C'est très important. Je leur en parle beaucoup. Le fait que les amateurs fassent autre chose dans la société – que le spectacle ne soit pas leur travail – fait que pour eux, c'est un endroit de liberté, de pur désir. Ce qui est en jeu en partant de ce désir, c'est aussi de sauver les pros : les amener à réinterroger le désir chez eux. Qu'est-ce qu'ils font là au fond ? On travaille sur des questions toutes simples comme : “qu'est-ce qu'un tour” ? Le tour, c'est une sensation, c'est pour ça qu'un enfant de deux ans se met à tourner si on met de la musique. Et pourquoi ils tournent ? Parce que çela leur procure une sensation... Du coup, on travaille, par exemple, sur la pirouette – qui n'est jamais qu'une forme sophistiquée de tour. Le mot “pirouette”, si c'est un mot technique de danse classique – évoque le fait de tourner pour tout le monde. Cela fait partie du langage commun. Je travaille là-dessus : comment une chose spécifique, appartenant à un champ défini, celui des “professionnels de la profession” pour citer Godard, est aussi utilisé en dehors de ce champ.
C'est ce que je disais au début sur les formes qui se répandent... La pièce travaille sur cet écart entre langage spécialisé et langage courant – entre culture d'avantgarde, de recherche, et culture populaire. L'objectif, c'est que ça s'adresse aux deux. Cela implique toute une politique en terme de production : nous allons jouer dans des lieux, des théâtres où je ne joue pas habituellement. En banlieue parisienne d'abord – grâce au festival d'Automne, qui fait en sorte que les pièces ne soient pas montrées qu'à Paris intra-muros, mais aussi à Cergy, à Créteil. C'est une économie passionnante en soi, qui nécessite d'utiliser d'autres méthodes, de changer les modes de production. Les questions artistiques reposent sur des questions de production et des questions économiques. Personnellement, je sais que je tiens quelque chose lorsque le projet artistique change les “manières de faire” repose la question de l'organisation. Lorsque ça fait flancher le système, les habitudes, ça veut dire qu'on touche à quelque chose d'intéressant...

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