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Fin de partida

+ d'infos sur le texte de Samuel Beckett traduit par Ana Maria Moix
mise en scène Krystian Lupa

: Entretien avec Krystian Lupa

Extraits d'un entretien réalisé par Olivier Ortolani à Strasbourg, le 24 octobre 2010

Olivier Ortolani – Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre en scène la pièce de Samuel Beckett Fin de partie ?


Krystian Lupa – La mise en scène de Fin de partie est à l’origine une proposition du comédien et directeur du Teatro de La Abadia, José Luis Gomez. Avant cela, il m’est arrivé de me frotter à Beckett et je me suis demandé à plusieurs reprises si j’étais capable de le mettre en scène. Travailler sur une pièce de Beckett est toujours quelque chose de terrifiant, parce qu’il a tout prévu dans les moindres détails, parce que ses consignes pour la mise en scène sont particulièrement strictes. Je trouvais cela dérangeant de ne devoir faire que ce qu’il voulait sans pouvoir finalement proposer quelque chose de nouveau.
Et lors des premières répétitions, nous avons plaisanté à ce sujet : Beckett donne des indications de mise en scène avec autant de précision peut-être parce qu’il n’a pas confiance dans les metteurs en scène et dans les acteurs. Si ces derniers ne comprennent rien du tout, il faut au moins qu’ils fassent ce qui est indiqué dans les didascalies (rires).
Lorsque nous avons commencé à décortiquer le texte, il nous est bien vite apparu qu’il recelait une quantité monstrueuse de secrets. Pour moi, c’était fascinant. En effet pour Beckett, l’essentiel dans le texte, c’est le non-dit, ce qu’il y a entre les lignes. Dans Fin de partie, Hamm et Clov, les deux personnages principaux, ne disent pas la vérité, ils se cachent et sont dans un rapport de force au sein d’un jeu de mensonges. Ils expriment des banalités quotidiennes et l’essentiel est tu.


Dans votre mise en scène, vous avez pris des libertés en ce qui concerne la scénographie. Au plafond, il y a un lustre qui ne figure pas chez Beckett, l'espace est assez petit…


C’est le monde intérieur. On est dans un bunker. Après la guerre, il restait en Europe centrale beaucoup de ces bunkers abandonnés et c’était mystérieux et attirant pour un enfant comme moi. Le mythe et la fascination sont liés à un tel espace. Un tel lieu est aussi recouvert de graffiti : des gens viennent et utilisent la puissance de ce mythe pour en faire quelque chose. Pour moi, cet espace correspond à la représentation de la catastrophe chez Beckett.


Habituellement, Nagg et Nell sont dans des poubelles posées sur scène. Dans votre mise en scène, on les tire du mur alors qu’ils sont allongés dans leurs cages de verre. On voit aussi intégralement leur corps : ils sont en partie nus et rachitiques, comme démunis…


C’était génial en fait que Beckett ait le premier cette idée des poubelles. Dans chaque représentation de Fin de partie, il y a ces poubelles – aujourd’hui c’est incontournable. Pour moi, c’était particulièrement difficile de faire la même chose. Je me posais aussi la question suivante : que peutil y avoir dans ce bunker ? Il y a plusieurs possibilités.
Lorsque j’étais à Pompéi, j'ai vu des hommes, ceux qui autrefois ont été soudainement surpris par la catastrophe, fossilisés dans des aquariums, où il y a eu peutêtre un jour, bien avant, des poissons.
Dans ces bunkers de la Seconde Guerre Mondiale, il y a eu peut-être aussi des expériences avec des humains qui y étaient enfermés. Pour moi, c’était essentiel d’imaginer Hamm faisant une expérience sadique et métaphysique avec son père et sa mère. Peut-être souhaite-t-il forcer ses pieux parents à expier leur faute. Eux, au contraire, veulent toujours parler de son bonheur. C’est alors qu’il y a un combat entre le père et le fils. La mise en scène de ce sentiment qu’a le fils d’être une victime, est un motif récurrent. Il est victime de la bêtise et des péchés de ses parents.


La phrase la plus importante pour Beckett lui-même était celle-ci : « Rien n’est plus drôle que le malheur ».


Oui, bien sûr, il s'agit là aussi d'une provocation. On peut dire qu'autrefois le rire et les pleurs étaient complètement opposés – et qu'aujourd'hui c'est par le rire que la tragédie nous touche. Autrefois, dans la tragédie antique et dans la tragédie française classique, le sentiment tragique était lié au pathos. Ce qui signifie que notre tragédie humaine se situait toujours dans de hautes sphères. Le pathos provoquait ainsi la distance de la tragédie. Chez Beckett, la tragédie est vue d'en-dessous, cette trouvaille fait toute l'actualité et la jeunesse de Beckett. Son oeuvre ne porte pas les traces du temps.


Quelle est l'actualité de Beckett selon vous ?


Le sentiment ou la dimension du mal est chez lui particulièrement actuel : il faut composer avec le mal inhérent à notre nature. Le mal est visible dans notre société, surtout quand on veut faire d'un enfant un homme nouveau. Cette éducation au bien, voulue par les parents et l'école pour faire à tout prix de chaque enfant un homme honnête, n'est qu'une maladie qui mène à une moralité vide de sens. Notre moralité occidentale est quelque chose de profondément artificiel. L'homme ne se situe pas dans la moralité de son propre chef – cette dernière est imposée de l'extérieur à chaque individu. On l'a vu par exemple pendant la Seconde Guerre Mondiale, où des millions de gens honnêtes qui allaient à l'Église par exemple, sont devenus subitement de sadiques assassins. Cette tension vers le mal a été d'un coup mise à jour. Et le mal est empreint de liberté. La liberté et le mal, voilà bien un thème récurrent dans Fin de partie.


Dans Le Réformateur, Thomas Bernhard, un auteur qui vous est proche, écrit : « Précisément l'être humain est inhumain ».


Ça pourrait être aussi l'être humain qui veut être inhumain. L'humanité pour un homme est quelque chose de terrible et d'impossible. L'homme ne supporte pas d'être humain.


Et le théâtre est le lieu où l'on peut essayer de vivre pleinement cet « être-humain » ?


Bien sûr ! La scène est pour ainsi dire un espace d'expérimentation pour cette expérience. Ainsi Hamm n'est pas seulement mauvais. Tous croient qu'il n'est qu'un monstre. On est toujours un monstre quand on veut volontairement faire une expérience avec soi-même, quand on tente quelque chose, quand on refuse de n'être qu'un produit de l'éducation humaine – et qu'on prend en main sa propre personnalité, sa propre moralité. Il faut franchir cette frontière entre le bien et le mal plusieurs fois, et soudain on se perd dans cette expérience. C'est bien plus simple d'être mauvais que d'être bon. Les monstres fascinent plus que les saints...


La spiritualité joue un grand rôle dans vos spectacles. J'ai l'impression que vous cherchez à réaliser ce à quoi Paul Klee aspirait au travers de sa peinture, à savoir « rendre visible l’invisible ».


Oui, rendre l'invisible un peu plus visible – mais pas complètement. Il ne s'agit que d'apparitions qui restent discrètes et floues comme des ombres.


La pièce Fin de partie n'est-elle pas une sorte de parcours initiatique inaccompli ? Les personnages n'en ressortent pas transformés en hommes neufs. La fin est inéluctable, mais la possibilité d'une transformation, même si elle n'est pas perçue, est présente tout au long de la pièce.


Oui, c’est cela. Ce motif de l’enfant occupe une place particulièrement mystérieuse dans Fin de partie. Clov était peut-être cet enfant que Hamm a pris à des inconnus pour l'emmener avec lui. Il y a une seconde possibilité : j'étais un enfant et plus tard, tout est parti de travers. Ma vie est ratée et je veux en commencer une nouvelle. Cette idée de résurrection au travers de l'enfant, cette chaîne de l'humanité transmise de génération en génération... Ce que je n'ai pas fait, mon enfant doit le faire. Bien que ce soit impossible, on fait quelque chose de cette impossibilité. L'homme est mis au monde pour faire l'impossible. Tout ce qui est possible est en effet banal. C'est aussi pourquoi il est plus simple d'être mauvais. Il est plus facile d'ouvrir la porte du mal que celle du bien qui est fermée à double tour.


Comme dans beaucoup de vos mises en scène, l’espace a quelque chose d’étouffant qui rend claustrophobe.


L’espace correspond aussi à la représentation qu’en a Hamm. Nous ne savons pas finalement ce qu'a été cette catastrophe mondiale qui s'est produite auparavant. Peut-être pourraiton affirmer : cette catastrophe totale est une projection de ma catastrophe intérieure. C’est pourquoi cette pièce, ma chambre, devient une sorte de double de moi. Si je me sens oppressé, alors chaque pièce, aussi grande soit-elle, me rend claustrophobe et j’ai envie de tout faire exploser.


Ainsi la crise intérieure est transférée vers l’extérieur. Le motif de la crise est une constante de vos mises en scène.


La crise est quelque chose de mauvais pour nous et nous redoutons d’être en crise, car celle-ci est liée à la souffrance. Ce faisant, nous ignorons que la crise est un processus de développement très important. Sans crise, nous ne saurions nous développer davantage. La crise nous inflige une souffrance que nous ne sommes pas à même de nous infliger seul et que nous craignons – et cette souffrance nous travaille. C’est la souffrance qui nous travaille le plus, nous les hommes. Sans souffrance, nous ne ferions rien.


Qui considériez-vous comme maître à penser à vos débuts dans le théâtre ? Qui furent vos modèles ? De qui avez-vous le plus appris ?


Lorsque j’étais jeune, Tadeusz Kantor était mon idole. Sa façon radicale de faire du théâtre en fit un modèle à mes yeux. Auprès de lui, on apprenait qu’une énergie devait forcément traverser l’acteur. À l'époque, Kantor était comme une bible pour moi. Maintenant, je suis très éloigné de lui, je n’ai plus de maître. Un jeune artiste ne peut pas transformer directement sa propre vie en oeuvre d’art, il a d’abord besoin d’un autre artiste, d’une autre oeuvre d’art comme modèle. Ce n’est qu’au travers du maître que l’on vient à la vie. Et lorsque, au travers du maître, on est enfin venu à la vie, alors il faut vivre pleinement et ce sera notre époque qui sera notre maître.


Quelle est pour vous la caractéristique la plus importante chez un metteur en scène ?


Je pense qu’il doit savoir convaincre ou fasciner ses partenaires, ses acteurs. Un acteur doit aller quelque part, sans se poser de question, sans hésiter – mais pas parce qu’il obéit à un ordre. Il doit succomber à sa propre fascination, mais dans le même temps, il doit s’épanouir au sein du groupe. Il convient de conserver ce mécanisme de la fascination.
Mais il ne s’agit pas de lui être totalement soumis. En effet, ce qui peut potentiellement naître est mieux que ce que nous recherchons.


De quelles qualités doit disposer un acteur pour susciter votre intérêt ? Y en a-t-il qui sont essentielles à vos yeux ?


Un acteur doit bien sûr savoir faire son travail. Cependant, un acteur intéressant ne cesse jamais d'être un homme, d'être lui-même. Pour un acteur, l'humain prime sur le professionnel. Au début d'un travail, il faut tout recommencer à zéro et se sentir totalement démuni. Beaucoup d'acteurs, particulièrement les grands, refusent de se prêter à ce jeu. Ils ont honte de se sentir démunis.


Lorsque vous jetez un regard sur votre carrière artistique, n'avez-vous pas l'impression que certains moments furent cruciaux, décisifs, qu'il y eut donc des ruptures ? Ou pensez-vous qu'il y a plutôt une continuité dans votre parcours artistique ?


Je pense que l'artiste qui existe dans chaque individu vit moins longtemps que l'individu luimême. Je plaisante, bien sûr ! L'artiste en nous vit aussi longtemps qu'un chien, un cheval ou bien un chat. La gloire permet à l'artiste mort de continuer d'exister, de poursuivre un travail, ou bien de s'offrir un nouvel animal artistique. Ces ruptures, ces crises sont essentielles. Il m'est arrivé quelquefois de vivre ce genre de crises. Lorsque Kantor est mort subitement, je ne savais plus comment continuer. Un jeune artiste se sent toujours un peu comme un usurpateur. Il veut montrer au monde entier qu'il sait faire quelque chose de très remarquable, bref il veut montrer qu'il est génial. Mais il y a toujours une angoisse sous-jacente. À la mort de Kantor, je me suis véritablement retrouvé nu et démuni du jour au lendemain. En fait, dans les situations de crise, il faut savoir s'avouer cela. C'est ce qui nous redonne la santé, nous octroie plus d'authenticité, plus de bonheur, ce qui nous rapproche de la vraie vie. Et soudain, cette angoisse resurgit et il nous faut mourir encore : alors il en sort encore quelque chose de neuf.


Traduction de l'allemand Christophe Piquet

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