theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Fauves »

Fauves

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Wajdi Mouawad

: La torsion du temps (2/2)

Entretien de Wajdi Mouawad avec Charlotte Farcet, mai 2019

Les fils de l’histoire ici se brouillent plus que jamais, pour se refuser à une image claire, rassurante, consolante. Et ce qui surgit est une immense violence dont les personnages ne sont pas seulement les victimes mais aussi les acteurs. Chacun est à la fois proie et prédateur. D’où naît cette violence ?


De l’intérieur et de l’extérieur. Nous sommes habités par les pulsions de l’Histoire. Et nous le nions. Tout est fait pour que nous les niions. Si on nous encourageait, au contraire, à les voir et à en prendre conscience, nous nous révolterions tous ! Dans Fauves, le personnage de Vive dit : « Je suis l’oracle d’un Dieu qui se sert de moi pour faire entendre ses messages ! » Elle dit, en substance, « Arrêtez de réduire la violence qui m’habite à une mécanique psychanalytique, à des pulsions qui n’incomberaient qu’à moi. » Vive dit et veut faire entendre qu’elle est, à elle seule, toute l’Histoire ! Elle est écrasée par des principes imposés. Elle dit : « Je suis l’intuition de l’esprit. » Elle dit, à s’en étouffer, que la laïcité autant que le religieux sont des cultes qui étranglent la liberté de respirer le mystère qui s’agite en nous dans l’amour que nous avons de la vie. Vive ne supporte pas que l’on dogmatise sa joie, son enfance et son rapport à l’étonnement.
C’est ce qui fait surgir chez elle une violence accumulée depuis longtemps et c’est de cela dont elle meurt. De l’autre côté, il y a une violence extérieure. Le personnage de Rosa évoque le surgissement soudain de cette femme fracassée à coup de poings par la violence d’un homme au milieu d’une rue déserte à un mètre d’elle. Et cet événement, dont elle ne sait rien, elle ne connaît ni cet homme ni cette femme, fait prendre à sa vie un tournant qui va déterminer le reste de ses choix. Pour moi, le surgissement de cette violence, renvoie à ce matin du 13 avril 1975 où, jouant sur le balcon de notre maison à Beyrouth, j’ai assisté au mitraillage d’un bus de civils palestiniens par les milices chrétiennes. J’étais sur un tricycle rouge et c’est avec ce tricycle entre les jambes que, debout, j’ai vu se dérouler la brutalité de cette scène. Le rapport entre le tricycle, l’enfant, le bus, les miliciens et les morts, crée une violence qui surgit de l’extérieur. Je ne connaissais ni les morts ni les miliciens, pourtant cet événement m’a radicalement transformé.
Aujourd’hui encore je n’ai toujours pas accepté. Je n’ai toujours pas avalé. La violence est une conjugaison entre deux violences. L’une intime, l’autre collective. C’est cette conjugaison qui rend actif les pulsions qui nous traversent.


L’écriture dans Fauves semble tordre quelque chose, comme si elle cherchait à fendre un entêtement, une erreur, comme si elle cherchait à briser un mur, percer une voûte obstinément mate et opaque. Qu’est-ce que cette voûte ? Et qu’y aurait-il peut-être de l’autre côté ?


C’est encore trop tôt pour moi de le dire. Je sais par contre que pour ce qui me concerne je ressens un lien entre toutes les pièces que j’ai écrites jusqu’à ce jour, de Willy Protagoras enfermé dans les toilettes jusqu’à Tous des oiseaux. Celle d’un instant de silence assis dans la forêt où j’allais jouer seul l’été dans la montagne libanaise. C’est un instant de silence où, entouré par une nature infinie, j’ai ressenti une joie surnaturelle à vivre, eu la conviction de l’existence d’un univers plein. Tout est sorti de cette seconde de silence. Assis sur un rocher dans la chaleur de l’été sous les pins centenaires d’une forêt qui n’appartenait à personne.
Fauves naît de la perte de cet instant-là et, paradoxalement, de toutes les joies qui sont les conséquences de cette perte : le théâtre, les amis, le monde, l’amour et les enfants que j’ai et qui ne seraient pas de ce monde sans cette perte, sans cette guerre. Il y a quelques jours, lors d’une répétition, j’ai demandé à Norah Krief de songer à cette réplique au cours de laquelle son personnage, s’adressant à un groupe d’amis, dit : « sans cette guerre je ne vous aurais pas rencontrés ». Je lui ai demandé de dire « sans cette guerre » avec toute la sensibilité qui était la sienne, de m’en faire cadeau en un sens, tant ces trois mots ont construit ma présence au monde. Ce qu’il y a au-delà de cette voûte alors c’est la perte, le paradoxe. Ce qui fait que mes plus grands bonheurs sont nés du malheur. C’est là, peut-être, la nature même de cette spirale qui ne cesse de vriller en nous et nous rend sauvages et fous. Mais Giorgio Colli l’a dit en parlant de la sagesse grecque : La sagesse naît de la folie qui nous porte.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.