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Fauves

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mise en scène Wajdi Mouawad

: La torsion du temps (1/2)

Entretien de Wajdi Mouawad avec Charlotte Farcet, mai 2019

Une intuition précède l’écriture de Fauves et naît en même temps que l’histoire, celle d’un mouvement, d’une structure, qui sera l’ADN de la pièce : la « double hélice ». Qu’est-ce que cette double hélice ? Et en quoi a-t-elle transformé la narration ?


Elle vient de loin et n’a jamais cessé d’être au centre de mes sensations. J’ai toujours été hébété par l’aléatoire qui a déterminé mon existence et celle de ma famille, aléatoire essentiellement causé par la guerre civile libanaise. Que ma mère, née comme tous ses ancêtres au bord de la Méditerranée, soit enterrée le long du boulevard Sainte-Croix à Montréal, est un exemple des conséquences de cet aléatoire. Bien qu’elle soit morte depuis plus de trente ans, une rancune me traverse à l’idée que sa tombe, six mois par année, soit ensevelie sous la neige.
Pourquoi ? Pourquoi est-elle sous la neige ? Cette question ne me quitte pas, disparaît parfois puis ressurgit, brûlante. L’histoire de ma mère est banale tant cette réalité est aujourd’hui partagée par un nombre croissant d’exilés, de migrants et de réfugiés mais la banalité n’empêche ni la colère ni le sentiment d’injustice. J’évoque ma mère, je pourrais évoquer mon frère, ma sœur et mon père tant nous avons été tordus, déchirés, entre ce que nous sommes et ce que, normalement, si la guerre n’avait pas eu lieu, nous aurions été. Cette torsion a mis en place cette double hélice qu’il y a dans Fauves.
Deux spirales qui s’enroulent comme le double escalier du château de Chambord. Qui je suis / Qui j’aurais été. Depuis que j’ai eu, pour la première fois, il y a cinq ans, cette intuition, je savais que l’histoire, c’est-à-dire le fil narratif, n’était pas l’unique vecteur de Fauves. L’histoire elle-même me l’indiquait en résistant violemment dès lors que je tentais de la structurer de manière habituelle. Par sa résistance, elle laissait entrevoir qu’il y avait quelque chose d’autre qui comptait autant qu’elle, sinon plus, une façon sans doute de me dire qu’il était temps de me confronter à cette torsion qui me hante depuis le jour où nous avons fui le Liban.


Mettre en scène la fragmentation. La narration s’en est alors trouvée transformée et cela même si l’histoire n’a rien à voir avec le Liban. J’ai aussi ressenti cette double hélice lorsque, au début des années 2000, j’ai pris conscience que j’allais en contresens du mouvement général du théâtre contemporain qui s’identifie ait surtout à la fragmentation du récit quand, naïvement, je m’étais lancé tête première dans la narration justement parce que, à la base, je viens d’une histoire déconstruite. La guerre civile libanaise est le summum du postmodernisme. Personne n’y a jamais rien compris et je ne connais personne capable de vous la raconter et encore moins de vous l’expliquer sans passer par des généralités. En ce sens on ne pourra jamais faire mieux. Dans Fauves, sans m’en rendre compte, j’ai mis en place quelque chose qui s’apparente à un rapprochement, en moi, entre la narration et la déconstruction, ces deux notions qu’on oppose souvent. J’ai essayé de raconter les traumatismes d’un personnage, Hippolyte, et comment ce traumatisme le fait sombrer dans le ressassement. Dès lors, formellement, cela a ouvert la voie à une écriture qui m’était tout à fait nouvelle, me forçant à construire une structure que je n’avais jamais soupçonnée.

La répétition étant liée au ressassement, comment faire avancer le récit quand la structure, elle, est ellipsoïdale ? Construire dans la déconstruction. Cela ne relève ni du flashback ni de la juxtaposition, comme j’ai pu le faire avec Forêts,Incendies ou Tous des oiseaux. Comment faire pour que le spectateur ne soit pas noyé par ce mouvement, qu’il puisse suivre le récit, ce qui pour moi reste primordial, sans pour autant faire de compromis sur la forme ?


Les personnages de Fauves sont avalés, emportés dans le sillon de ce mouvement et ce mouvement, soumis à la gravité, devient celui de leur chute. Quelle est cette chute, cet abîme ?


Lorsque, en une fraction de seconde, la vision du cauchemar se présente à Hippolyte, le sol s’ouvre, explose, et dans les débris de sa vie, dans la poussière du silence dont il est ignorant et dans lequel il a été élevé, il chute dans un vide qui le rend fou. Il essaie de se raccrocher à quelque chose mais il devient comme celui qui, perdu au milieu de son propre labyrinthe, ne cesse de retomber sur le même monstre : à chaque fois, il est dévoré.
Lorsque nous faisons face à l’impensable, nous essayons désespérément de renverser le temps, de revenir en arrière, nous enfermant dans les « si ». Si j’étais arrivé deux secondes plus tôt, si j’étais parti deux secondes plus tard, si je ne m’étais pas arrêté, si je n’avais pas refermé la porte, si je n’avais pas dit ceci, si j’avais dit cela. L’esprit sait que ce ressassement est inutile puisque le malheur a déjà eu lieu, il sait que l’on ne peut pas remonter le temps pour éviter l’effroyable, mais l’espoir combiné au désespoir est si irrésistible qu’on y retourne et on rejoue sans cesse le fi lm selon des montages différents et des points de vues opposés. C’est cette chute de l’esprit traumatisé que j’ai eu envie de raconter.


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