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Fanny et Alexandre

mise en scène Julie Deliquet

: Entretien avec Julie Deliquet

Réalisé par Laurent Muhleisen

Porter Fanny et Alexandre à la scène

Laurent Muhleisen. À l’évocation de Fanny et Alexandre, le public français pense immédiatement au film-testament d’Ingmar Bergman. Cependant, votre adaptation ne se fonde pas uniquement sur ce dernier...


Julie Deliquet. Comme pour beaucoup de monde, Fanny et Alexandre a d’abord été pour moi, effectivement, un film, avant que j’apprenne que celui-ci avait été précédé par une série télévisée, elle-même fondée sur un romande Bergman. En me plongeant dans ce roman, j’ai découvert dans les dialogues toute une matière textuelle qui n’existait pas dans le film ; elle avait même été enrichie pour les besoins de la série. Il nous a alors semblé pertinent, à Florence Seyvos, Julie André et moi-même, de partir de ces trois matériaux pour établir notre version scénique.
Dans le roman, on trouve de longues descriptions devenues de longs plans-séquences dans le film ; les dialogues en sont quasiment absents. Dans ces moments-là,nous avons emprunté des dia-logues inédits à la série télévisée qui étaient destinés à des scènes au développement plus lent que dans le film.


L. M. Votre adaptation souhaitait aussi tenir compte du lieu qui accueille votre spectacle...


J. D. Les lieux, dans le film et plus encore dans le roman, sont multiples. En décidant de faire une adaptation scénique, il nous fallait trouver un fil pour que cette histoire puisse être racontée sur une scène de théâtre. Il n’était pas question de rivaliser avec la beauté des images de cinéma ou des descriptions du roman en signant une transposition de plus ; nous avons donc cherché un autre biais, un autre abri pour notre adaptation. Or, il y a ce théâtre des Ekdahl et ce théâtre de la Comédie-Française avec, dans un cas comme dans l’autre, une troupe permanente ; c’est ce fil que nous avons choisi.
Ce faisant,nous avons dû renoncer à certaines scènes que nous aimions beaucoup,car elles ne « rentraient plus »dans le théâtre. En revanche, nous avons pu en garder certaines autres que Bergman avait coupées en transformant la série télévisée en film.


L. M. Votre fil met ainsi en avant ce que Bergman raconte du théâtre, d’une famille de théâtre.


J. D. Les jeunes héros du spectacle, Alexandre et Fanny, représentent pour moi cette nouvelle génération entrée récemment dans la troupe de la Comédie-Française, que je confronte à des acteurs à la carrière plus confirmée. J’observe alors comment ces acteurs « font ensemble ». Je m’amuse du fait de scruter la Troupe « de l’intérieur »tout en la fantasmant. Il y a donc superposition entre la troupe des Ekdahl et celle de la Comédie-Française, mais aussi entre 1907 et aujourd’hui. Ces pôles sont en regard les uns des autres. Sans volonté marquée d’anachronisme,un doute plane : ces acteurs qu’on voit sur scène sont-ils déjà les personnages ou sont-ils les membres du Français, en proie à des doutes de théâtre ?


L. M. Le spectacle s’organise en deux parties selon un procédé qu’on pourrait qualifier de « miroir inversé » : dans la première partie, on est au théâtre – dans le monde de l’illusion – mais l’action se déroule sur le « vrai » plateau de la Salle Richelieu. Et dès l’instant où Emilie Ekdahl renonce au théâtre pour entrer dans la vie « réelle »,on se retrouve dans un décor,c’est-à-dire dans du « faux »...


J. D. Le projet est véritablement construit dans ce va-et-vient entre le réel et la fiction. Dans mon travail d’investigation lors des répétitions,je suis tout autant obsédée par les acteurs de la Comédie-Française que par ceux du clan Ekdahl.
De la même façon, je suis obsédée par la fiction que représente la deuxième partie – le passage à l’évêché. Il y a là une sorte de mise en abyme de la puissance du théâtre, mais c’est bien ce dont parle Bergman : ce petit monde reflète-t-il le grand ?
Les acteurs qui y travaillent œuvrent-ils pour le grand monde ou ne font-ils que s’en protéger, ne le servant que lorsqu’il concerne leur personnage,leur rôle ? C’est toute la problématique d’Emilie qui, en voulant arrêter le théâtre, vit l’un de ses plus grands rôles de tragédienne, au sein même d’une nouvelle vie de fiction.
La deuxième partie représente l’exploration d’un théâtre inédit pour moi. Ce que je veux montrer c’est qu’à un moment donné, on a quand même besoin de « raconter une histoire », que c’est pour cela aussi qu’on fait du théâtre.


L. M. L’histoire qui est racontée convoque des phénomènes magiques, paranormaux...


J. D. Dans la première partie, les personnages jouent avec des fantômes de théâtre qui ne sont pas dangereux ; lorsqu’ils sont confrontés à de vrais fantômes, ils peuvent, à tout moment, pour s’en émanciper, se dire qu’au fond tout cela « n’est que du théâtre ».
Au bout d’un moment, on ne sait plus si on est revenu au théâtre, si les personnages jouent une pièce,si l’on est toujours dans la fiction.C’est une plongée dans la perte des repères ; on ne sait plus ce qui est vrai ni ce qui est faux.


L. M. Vos mises en scène reposent sur la force du collectif, elles laissent aux acteurs une part d’improvisation...


J. D. Le spectacle comporte des parties improvisées dans les-quelles j’essaie de dégager certains parallèles, certaines provenances, certaines similitudes dans les doutes et les questionnements que peuvent avoir des acteurs du Français sur leur propre carrière. Cette part d’improvisation se situe là où l’action flirte avec le réel. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment Bergman et la troupe de la Comédie-Française se rejoignent.
Et je ne veux pas que ce lien reste de l’ordre de l’expérience de répétition, je souhaite qu’on en retrouve les marqueurs dans le spectacle ; le public doit pouvoir s’émouvoir de certaines paroles prononcées sans avoir à se demander si, à tel moment, l’acteur s’abrite derrière son rôle.
J’ai envie que les spectateurs se disent qu’ils sont les premiers fantômes de la fiction, que nous leur offrons l’envers du décor, pour qu’ils croient encore plus au théâtre. à ce moment-là surgit quelque chose de l’enfance, du plaisir du jeu.


L. M. Au clan des Ekdahl est opposé celui des Vergerus, champions du « monde tel qu’il est ». Or n’y a-t-il pas, dans toute la perversité du comportement de l’évêque, une grande part de représentation ?


J. D. Je pense que dans Fanny et Alexandre, le « théâtre » est bien plus fort chez les Vergerusque chez les Ekdahl, ne serait-ce que parce que leur espace est contraint. On a réduit la cage de scène, ils n’ont plus que quelques accessoires à disposition. Dès lors,tout est forcément exacerbé. Le rapport de séduction et d’hypnose doit être tel, au début de cette histoire entre Emilie et l’évêque, qu’au moment de sa chute on ait le sentiment de s’être fait complètement avoir.
C’est Edvard qui détermine les règles du jeu et pour rien au monde il n’arrêterait le spectacle. Il continue, même lorsque Emilie est partie. Il joue jusqu’au bout, jusqu’à sa perte. Il est comme un fou refusant de sortir de sa fiction. Edvard ne fait que provoquer du théâtre, mais pas celui qu’il aimerait voir représenté. Je n’ai pas l’impression que dans la deuxième partie, le théâtre s’arrête et qu’on commence à « jouer une histoire ». C’est presque encore plus fou de se dire qu’on va recommencer le théâtre.
Dans Fanny et Alexandre, le théâtre est partout. L’œuvre de Bergman et notre adaptation restent un hommage à la fiction, et non pas au réel.


Propos recueillis par Laurent Muhleisen
Conseiller littéraire de la Comédie-Française

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