: Entretien avec Krystian Lupa
Krystian Lupa, êtes-vous d’accord pour dire que Factory 2, et Marylin qui l’a suivi, semblent marquer un tournant, ou du moins une nouvel le étape dans votre travail ? Quelles préoccupations , quelles recherches vous ont mené à ces pièces ?
Krystian Lupa : La source de mon inspiration fut
la biographie de Warhol par Victor Bockris, ou plutôt
le propos que j’y ai trouvé : dans les films que
Warhol réalise à la Factory, son intention n’est pas
de raconter une histoire, mais de provoquer des
situations qui engendrent des manifestations, des
surgissements de la personnalité, comme des
jaillissements.
Je me suis dit que son propos était très proche de ce
que je recherche avec mes acteurs au théâtre et ce
que certains écrivains contemporains explorent
comme nouvelles voies de narration (C’est l’un des thèmes de recherche essentiels de Krystian Lupa ces derniers temps : s’affranchir de la linéarité du récit, du théâtre « racontant » et rechercher de nouveaux processus narratifs, Ndlr.).
Ce que nous voyons dans les derniers films de
Warhol, tournés comme des happenings, ce ne sont
ni des personnages fictifs, ni les véritables
personnalités des acteurs, mais des personnalités
radicalisées, ce sont des créatures humaines que
nous observons comme des animaux dans un parc
zoologique.
Ce phénomène devient possible au sein d’une
communauté dotée d’une aura particulière, comme
une sorte de table de spirites qui seraient reliés par
les mécanismes de l’improvisation et partageraient
une fantaisie commune et créative, mais où chacun
serait également relié par le rêve et l’inconscient à
son personnage (allusion aux travaux de C.G. Jung (1875-1961) dont les recherches ont fortement inspiré le travail de Lupa, Ndlr.).
Cela offre à l’acteur, comme à travers l’expérience
de Factory 2, de nouveaux territoires pour explorer
son personnage. Ce nouveau type d’expériences
engendre une relation différente entre le
personnage en devenir et la sphère intime de
l’acteur, entre son inconscient et son imagination.
Ce personnage construit différemment permet à
l’acteur de traverser la réalité par de nouveaux
modes de narration et bâtir autrement la
représentation théâtrale.
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à la figure d’Andy Warhol ? Que représente-t-elle pour vous?
Krystian Lupa : À cause de son rôle
magnifiquement destructeur, de son entreprise de
démolition des codes et des critères établis dans
l’art. Le fait aussi qu’il fut le leader d’un groupe très
singulier, qui était en soi une oeuvre d’art. La figure
d’Andy Warhol lui-même peut être considérée
comme telle.
Il fut un des premiers à avoir l’intuition que ce qui
prime dans l’art, ce ne sont ni ses produits ni ses
résultats. Ce qui est essentiel est la posture
artistique, qui est à la racine même de l’acte
créateur. Je me suis dit que cette attitude créatrice
qui habitait la Silver Factory serait une source d’inspiration, une matière provocatrice, permettant
aux acteurs de construire un modèle de personnage
éloigné d’un processus réaliste.
Qu’est-ce qui vous a conduit au choix de cet « épisode » de la vie (ou de la « biographie ») de Warhol autour duquel est ancré le spectacle – les deux journées entourant la première du film Blow Job ?
Krystian Lupa : Dans la biographie de Bockris il y
a une description très suggestive de la fameuse
première de Blow-job à la Silver Factory. Ultra Violet
en parle aussi de manière très intrigante dans son
autobiographie, 15 minutes de gloire. Ce qui était
très intéressant pour moi, bien que cela n’ait pas été
formulé jusqu’au bout, c’était la prise de risque
dans les domaines des moeurs et de la culture, ainsi
que la profonde charge de malentendu que
contenait ce film. Comme en témoigne le compte
rendu de Ultra Violet, au sein même du groupe
Factory se sont manifestés l’incompréhension et le
refus d’accepter la signification du message de cet
événement qu’a constitué Blow-job.
Ce film est un formidable coup qui fait mouche au
coeur d’un gigantesque et puissant tabou dans le
domaine des moeurs, et il faut faire preuve
d’imagination pour percevoir l’événement qui se
déroule en dehors du schéma pornographique ou
scandaleux.
Voir ce film, c’est assister à une observation unique
en son genre, celle d’un individu obligé par la
présence de la caméra à une interprétation
protectrice de la situation qu’il vit. Warhol a placé
cet homme dans une situation tellement bizarre, du
fait qu’il soit filmé, qu’il faut qu’il contredise cette
situation. Au-delà de la honte. Comment l’homme
s’en sort-il face à la souffrance du mensonge ?
Comment peut-il sauver sa dignité ?
En tout état de cause, le film a provoqué un
scandale et de multiples controverses, et sa
projection a pu être considérée par Warhol et ses
amis comme un échec. De plus, un film avec un
protagoniste choisi au hasard en dehors de la
Factory a dû être ressenti comme une provocation
par toutes les vedettes de la Silver Factory, qui
attendaient leur tour pour pouvoir jouer dans les
films de Warhol.
Tout ceci construit une situation de crise et de
controverse à l’intérieur du groupe warholien, une
tension entre Andy et les autres, une situation
explosive, un mécanisme tendant au surgissement
des sens jusqu’alors cachés ou de l’ordre de
l’inconscient. Et c’est quelque chose comme cela
que je voulais obtenir dans mon travail.
La première étape de Factory 2 a consisté en un long travail d’ improvisation avec les comédiens : pourquoi – et comment – avez-vous travaillé ainsi ?
Krystian Lupa : Mon désir était que lorsque
l’acteur prendrait part à cette entreprise, le
personnage et ses besoins “vitaux” soient déjà nés
en lui avant le scénario. Qu’il mûrisse à tel point
qu’il puisse se mouvoir à travers l’espace créé par le
personnage comme un être vivant, avec sa
cartographie de sympathies et d’antipathies, de
désirs et de dangers, etc.
J’ai proposé à chaque membre de notre groupe de se
chercher, parmi les habitués de la vraie Factory,
quelqu’un dont il tomberait amoureux, quelqu’un à
qui s’identifier. Très étrangement, les acteurs ont
tous choisi eux-mêmes leur personnage de la
Factory. La distribution des rôles s’est faite par les
acteurs eux-mêmes.
Nous avons observé les méthodes d’improvisation
que Warhol utilisait dans ses films et ses screentests,
les motivations et les mécanismes de
provocation mis en place pour déclencher sa propre
personnalité et créer des relations humaines avec
les partenaires. Le premier cycle d’improvisations
auquel a été soumis chacun des participants fut le
développement d’un screen-test warholien. L’acteur
avait comme thème d’improvisation : “my fucking
me”. Il restait face à face avec la caméra, qui
enregistrait pendant qu’il devait répondre à ce
thème avec le maximum de sincérité par rapport à
sa propre perception du sujet d’improvisation. Lui
seul était juge du degré de vérité de l’événement.
Ensuite, avec un personnage “à moitié surgi”, les
acteurs se rencontraient par couple dans des scènes
de lit – il s’agissait ici d’engager un dialogue
personnel dans une situation de proximité intime.
Ce champ d’exploration des personnages en
création ou en devenir a constitué l’embryon du
scénario.
De manière générale, que représente pour vous le travail avec les comédiens, et comment le concevez-vous ?
Krystian Lupa : Je suis un ennemi du terme “méthode”. Mon travail est une tentative de créer pour l’acteur un champ de développement autonome du personnage. Il passe par cette expérience de monologue intérieur que l’acteur suscite et développe, avant même qu’il commence à corporaliser son personnage dans les scènes réalisées. Évidemment, toute technique d’improvisation dépend avant tout des dimensions et de la profondeur du paysage imaginaire actif (Le “paysage” est l’un des processus fondamentaux du travail de Krystian Lupa avec ses acteurs ; l’élaboration de ce paysage est ce qui permet à l’acteur d’agir à travers le personnage, Ndlr.). A partir de là, si on laisse ouverte la condition d’improvisation jusqu’à la dernière répétition et même durant tout le spectacle, c’est justement sur cette dernière étape qu’adviennent le plus d’éruptions, d’illuminations violentes, générées corporellement, qui, de manière tout à fait nouvelle, conduisent l’acteur/personnage à travers la situation scénique d’une manière plus synthétique et révélatrice.
Piotr Skiba : Il est nécessaire de garder cette ouverture à l’improvisation pendant le spectacle pour conduire l’acteur à préserver ce potentiel d’improvisation révélatrice. Le théâtre propose d’habitude des situations figées, l’acteur ici ne doit considérer aucune situation comme acquise sur scène.
Krystian Lupa : Tout ceci impose des décisions
immédiates et très rapides, des changements
instantanés, où la mise en scène n’est qu’une
intervention corporelle d’un personnage
supplémentaire fondu dans la situation scénique.
Pendant le travail sur Warhol, ce genre de chose était un processus évident et naturel, car c’est
comme cela que Warhol participait avec son équipe
à l’enregistrement des happenings-situations
improvisés.
Factory 2 comme Marylin joue beaucoup sur la dilatation du temps – à travers celle notamment des ressorts dramat(urg)iques : à côté de certains épisodes de tension dramatique, on trouve également de longues scènes « inutiles » (au sens où on l’entendrait dans le cinéma hollywoodien) – des moments très intimes ou très triviaux, durant lesquels les personnages semblent en apparence échanger des banalités...
Krystian Lupa : Cela vient du refus de Warhol de séparer l’important du non-important, le banal du non-banal, au cours de son observation de la réalité et donc dans sa propre narration créatrice. Warhol était l’adepte d’un bredouillage humain, d’un discours informe, d’un discours-poubelle. Et cela m’est très proche.
Piotr Skiba : Il contredit la notion d’un art élevé, de la même façon qu’il remet en question les canons de la peinture, c’est la même idée qu’il applique à l’art cinématographique et que nous transposons aussi dans notre travail d’acteur.
Krystian Lupa : Dans les situations non
dramatiques, vides, la personnalité est plus mise à
nue, davantage immergée en elle-même, donc plus
vraie, car libérée du mensonge stratégique de
l’action dramatique. La vérité du personnage se
révèle quand elle s’affranchit de l’enjeu des scènes
cruciales. Dans les scènes où il ne se passe rien, on
regarde le personnage surgir de façon évidente,
alors que lorsqu’il se passe quelque chose, le
spectateur se focalise sur ce qui se passe.
On en revient à cette idée de l’observation d’un
jardin zoologique – on pourrait même dire
“anthropozoologique”. À l’instar de Warhol
répondant à Mary Woronov, qui lui disait qu’elle
trouvait Blow-job ennuyeux, je veux pouvoir dire :
“J’aime ce qui est ennuyeux.”
Certains passages de Factory 2 sont -ils encore improvisés durant la représentation, ou bien tout est-il écrit ?
Krystian Lupa : Certaines scènes sont très précisément inscrites dans le scénario, comme les trois scènes du deuxième acte : elles ont un caractère psychologique, avec une construction précise et stable de situations intérieures. Le premier acte a aussi un squelette de scénario mais à chaque fois, les acteurs qui sont plongés dans les scènes communes d’improvisation peuvent modifier leurs répliques en accord avec ce qui se produit sur scène. En outre, des situations et des dialogues se déroulent simultanément au deuxième plan, et ceux-ci sont toujours improvisés. Le troisième acte, en accord avec son titre – “Des improvisations” –, impose la condition d’improvisation. Mais même là il y a un squelette de scénario, ne serait-ce que pour que le travail de surtitrage à l’étranger soit possible.
Pourquoi cette présence de la caméra sur la scène ?
Krystian Lupa : La présence constante de la caméra, c’était une marque de la “fabrique” warholienne. Selon certains, une manie de vouloir tout enregistrer. Cette omniprésence de la caméra provoquait chez les personnages de la Factory un phénomène particulier dans leur existence privée, ils étaient toujours à la frontière de l’intime et de la création, sans faire de distinction entre ce qui était ou n’était pas une “oeuvre d’art”. D’une part, ils avaient cessé de remarquer cette caméra, ce qui permettait l’enregistrement de situations atteignant un degré incroyable d’ouverture intime. D’autre part, cette présence de la caméra provoquait – et maintenait – une excitation constante, ainsi qu’une énergie très élevée dans leur posture créatrice. Il y avait quelque chose de surréaliste, voire d’absurde dans les gestes, les attitudes et dialogues quotidiens des habitués de la Factory. Ce fait de vivre de manière intime avec la caméra changeait aussi leur rapport avec elle. Évidemment, ils ne se comportaient pas avec la raideur des amateurs, mais ils n’appliquaient pas non plus la convention du cinéma hollywoodien de ne jamais remarquer la caméra.
Cette recherche que vous menez est-elle pour vous la condition pour que le théâtre continue à nous parler du monde d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous a mené à ce projet de triptyque, Persona – et au choix des trois figures auxquelles vous vous intéressez (Marylin Monroe, Georges Gurdjieff, Simone Weil) ?
Krystian Lupa : Je cherchais des personnages
controversés à l’extrême. Peu importe dans quel
domaine, sphère ou champ spirituel. Mais
également, des personnages porteurs de
transgression, habités par le rêve d’aller au-delà de
leur propre personnalité.
Je cherchais aussi des espaces extrêmes de tension,
voire de déchirement, entre la spiritualité et la
corporalité. Je cherchais enfin des personnages
libérés des mensonges spirituels de la mentalité du
XIXe siècle.
Face au deuxième volet du triptyque, intitulé Le Corps de Simone, j’aurais pu intituler aussi le
premier volet L’Âme de Marylin, ce qui aurait permis
de mettre en évidence les deux pôles de notre
espace personnel et d’exprimer les limites et les
directions potentielles de la libération qui se
retrouvent dans la structure de cet espace ancré
dans la personnalité de l’homme d’aujourd’hui. »
Propos recueillis par David Sanson
Repris et complétés avec Anna Labedzka, Agnieszka Zgieb et André Deho Neves
Traduction par Agnieszka Zgieb
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