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Fabbrica

+ d'infos sur le texte de Ascanio Celestini traduit par Kathleen Dulac
mise en scène Charles Tordjman

: Note d’intention

Je ne raconterai pas «La Fabbrica».
Je veux dire que je ne raconterai pas la pièce. Je vais tourner autour de «La Fabbrica»et tout en faisant ce tour me demander en toute sincérité pourquoi j’ai eu tellement envie de faire entendre ce texte d’Ascanio Celestini.
«Je ne trouve pas la langue du travailleur dans les mots mais par le regard» dit Ascanio. En lisant cela, je revois le regard de Severino venu d’Italie à pied jusqu’en Lorraine pour y bâtir des maisons des immeubles et aussi sa maison. Des yeux bleus silencieux. Il ne disait pas parce que, il disait pourquoi ; traduction littérale du «perché» italien. Il avait des mains de travailleur. Son travail, il ne me l’avait jamais expliqué. Il le faisait et basta. Sa femme, Antonietta, tenait la maison qu’il avait construite. Ensemble avec son mari ils faisaient avec application et aussi par nécessité le jardin où on trouvait beaucoup de légumes, des fleurs et dans une construction en pierres, un poulailler avec ses poules et leurs oeufs, des lapins bien rangés dans leurs clapiers (lorsque Ascanio joue «Fabbrica» il y a derrière lui ces sortes de clapiers. C’est son décor. Mais comment connaît-il le jardin de Severino ?).
Devant le jardin, il a un très beau cerisier dont les oiseaux et les enfants du quartier profi- taient bien. La rue s’appelle Emile Zola et elle croise la rue de l’usine. Au bout de la rue de l’Usine, il y avait l’usine. La lusine disait Severino. Une usine sidérurgique monstrueuse et belle comme le personnage d’Assunta, cette femme aux trois seins et pleine de secrets qui tient un bar tabac dans «La Fabbrica» d’Ascanio.
L’usine jetait des poussières rouges qui attaquaient le linge et la carrosserie des voitures.
A midi, une sirène lâchait dans la rue de l’usine beaucoup d’ouvriers à vélo qui devaient rentrer chez eux.
Aujourd’hui il n’y a plus d’usine. Un parc d’attraction l’a remplacée. C’est plus monstrueux que beau pour le coup.
Dans le village d’Italie d’où venait Severino, il y a un café qui s’appelle Il Circolo. Un endroit réservé aux hommes, aux travailleurs. Un lieu où on parle de politique… Plutôt à gauche, plutôt même proche du parti communiste. On y boit du vin. On a très envie de partager des moments dans ce Circolo.
Cet endroit n’existe plus.
Des usines, que connaît-on ? Sait-on ce qui s’y fait ? On téléphone mais sait-on comment fonctionne et qui et comment il a été fait ce téléphone ?
Cela, Ascanio, se le demande.
«Pour récupérer la mémoire d’un ouvrier, d’un mineur, vous devez le conduire à se souvenir de ce qu’il a vu, vous ne devez pas lui demander de raconter. Aux ouvriers, je ne pose pas de questions directes sur le travail. Je commence par leur demander «où habites-tu ?» Puis je leur demande de parler du temps, des fêtes de manière à ce qu’ils retrouvent progressivement le souvenir. Mon dessein est de raconter une belle histoire.»
Il est probable que l’émotion ressentie à la lecture du texte d’Ascanio est liée aussi à mes propres souvenirs, celui de Severino et de sa femme… C’est de leur histoire, de celle de toute une génération d’immigrés italiens dont j’avais envie de parler, de dire que moi aussi j’en étais le témoin et que cette histoire m’a tout autant constitué que ma propre histoire faite aussi d’une immigration.
«La Fabbrica» parle d’une épopée, celle d’ouvriers et celle de l’Italie et cette épopée que j’ai un peu connue, j’avais envie de la chanter.
Pas très loin de la rue Emile Zola, il y a Hagondange que je connais bien.
C’est pendant une fête de l’Huma que j’ai entendu pour la première fois Giovanna Marini.
Elle chantait des chansons de luttes avec des femmes aux voix aiguës et chargées de l’histoire d’une collectivité.
Quel bonheur de savoir que maintenant elle fait partie de l’équipe de création de «La Fabbrica» !
C’était un premier mai où il faisait très froid. Mais le soir il y avait les pâtes d’Antoine. C’est sûr, ce temps n’est plus là.
«La Fabbrica» comme Ascanio l’écrit «on est en train de la démonter. On l’emporte morceau par morceau. Le haut-fourneau, on le vend à la Chine, ou à l’Afrique. Maintenant quand je reviens la voir, il y a seulement le squelette de notre fabbrica». Il dit «notre» fabbrica. Cela, je le comprends. Quand il y a quelques années je mettais en scène Daewoo de François Bon : l’histoire d’une usine qui a fermé et qui a licencié en Lorraine 1300 personnes, je défendais allez savoir pourquoi, quelque chose qui était comme mon usine aussi. Notre usine, je comprends bien ça.«La Fabbrica»
Je ne peux faire du théâtre que si il est noué, cousu, inscrit en moi au plus profond. «La Fabbrica» l’est comme l’est pour moi l’Italie pour de multiples raisons; «Perché» il faut des années pour trouver les histoires qu’on veut raconter. «Perché», il faut des années pour trouver les mots justes, pour savoir à quelle histoire on est attaché. Et à ces histoires, on y est même pieds et poings liés.
Il y aura sur la scène des acteurs qui connaissent cette histoire, cette histoire de la mémoire qui vous fabrique la peau même. Serge Maggiani, qui à Vidy a «poussé le temps avec l’épaule» de Marcel Proust et Agnès Sourdillon, qui retrouvait le fantôme d’Anna Magnani dans «La langue d’Anna» de Bernard Noël.
Une famille donc jusqu’à Vincent Tordjman qui conçoit l’espace qui sera forcément aussi pour lui un espace du souvenir.
Nous essaierons ensemble, fidèles à Ascanio, de faire chanter l’histoire où il semble qu’on ait voulu la faire taire.
Soulever des trappes de silence pour trouver le plaisir de conter, de partager et de chanter.
Aller avec les yeux pétillants à la reconquête du mot labeur parce qu’il ne sépare pas la communauté humaine mais qu’il l’assemble.


«Ce qui est la marque du travail, c’est d’abord l’effort. Qu’il use les corps, les convoque, les modèle, leur confère aussi résistance. Fier d’être ouvrier : chaque corporation, on la reconnaît rien qu’aux mains, à telle façon de tenir la tête, à son vocabulaire aussi, et c’est cela qu’aujourd’hui on efface. Certainement le progrès : n’est plus ouvrier celui qui porte soixante heures par semaine un bleu de travail, a les mains noires – et combien ceux de ma génération en connaissaient les doigts amputés – , les poumons ou le dos usés trop vite. Mais le monde va en aveugle de ne pas prendre en compte ce qu’il y a d’abandon pour tous à laisser se perdre la mémoire, l’identité ouvrière.» (François Bon)


«Mettre en scène ‘La Fabbrica’ donc, pour ne pas abandonner. Mettre en scène ‘La Fabbrica’ pour chercher le sens de ce qu’ici nous sommes, pour savoir peut-être ‘quel visage nous saurons imposer pour qu’il reste un monde à notre visage.» (François Bon)

Charles Tordjman

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