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Everest

mise en scène Nino D'Introna

: Entretien avec le metteur en scène

Réalisé par Blandine Dauvilaire, journaliste - Mai 2012

DE LA REALITE AU MYTHE…


« Everest » marque vos retrouvailles avec Stéphane Jaubertie. Quelle est l’origine de cette troisième collaboration ?


Après l’expérience de « Yaël Tautavel ou l’enfance de l’art » et « Jojo au bord du monde », il était important de trouver une autre façon de travailler ensemble, c’est pourquoi j’ai décidé de passer une commande à Stéphane. Comme beaucoup d’auteurs, il avait besoin d’avoir des suggestions pour construire sa propre histoire. Je lui ai proposé de toucher la question, de plus en plus présente dans notre société, de la séparation des parents. Quand il m’a parlé de la trame de sa nouvelle pièce, j’ai trouvé l’histoire complètement hallucinante mais extrêmement intéressante, forte, profonde et je l’ai encouragé à continuer.


Quelle est donc l’histoire d’« Everest » ?


C’est l’histoire d’un fils et de son père qui marchent dans une forêt. Le père, mordu par un serpent, envoie son fils cherché de l’aide. Mais le fils se perd et retourne auprès de son père. Ce dernier n’est plus là. En réalité, il est caché sous une feuille car il est devenu haut comme une cerise. Le choc est grand. Le fils pose son père sur son épaule et ils rentrent à la maison où se trouve la mère. Les trois commencent à vivre avec cette réalité plutôt étonnante. Le fils installe son père dans une petite maison en carton sur la table de la cuisine. Un jour, par inadvertance, il mange son père. Heureusement, il s’en sort, mais devient plus petit encore et s’enferme chez lui. Il décide alors de se mettre à lire et de retrouver sa taille d’homme en allant sur les sommets… de la littérature !


Comme il n’y a pas de livres dans cette famille pauvre, ils achètent une bibliothèque et récupèrent les livres du voisin. La mère quitte son mari pour ce dernier. Restés seuls, le fils aide le père à lire et celui-ci grandit peu à peu.


En l’absence du fils, le père découvre un oeuf qui parle sur le seuil de la porte : c’est la mère, devenue grain de maïs à force de vivre avec le voisin, qui a été mangée par une poule. Le père et la mère décident de reprendre leur vie de couple. Mais un jour le père doit s’absenter, il laisse l’oeuf sur la table avec un mot pour avertir le fils qu’il s’agit de la mère. Le fils rentre, fait cuire l’oeuf, le mange et lit le mot après… Quand le père revient c’est la catastrophe. Le quotidien devient plus triste entre les deux. Jusqu’au moment où le fils découvre que le père est parti dans le livre L’appel de la forêt. À son tour, il se dit que le moment est venu d’aller escalader l’Everest et prononce une phrase qui est, je pense, l’une des choses essentielles de la pièce : «J’avais ma mère en moi, et mon père, quelque part sur la terre.»


Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans ce texte ?


Comme toujours, c’est l’aspect mythique, anthropologique de la pièce. Dans cette histoire, il y a tous les éléments ancestraux de l’humanité. C’est la différence entre faire un concert et une symphonie. Je pense que cette pièce est une symphonie car elle est puissante, elle nous touche tous obligatoirement, puisque tout le monde a eu un père et une mère. Nous avons tous été fils ou fille. Si nous ne sommes pas encore tous adultes, en revanche, nous avons tous été enfant. Ce mélange d’âges, le fait que la problématique de l’adulte soit autant présente que celle de l’enfant, m’intéressent. Ce n’est pas une pièce que l’on peut lire ou regarder sans être touché, même si elle va bousculer l’esprit des gens. C’est aussi un défi énorme, au niveau du sens comme de la mise en scène, et j’ai envie de gagner ce pari.


Le pari va en effet consister à traiter visuellement ces trois personnages…


La seule complication de ce spectacle est le fait que l’un des personnages est plus petit que les autres. Même si je travaille avec de vrais comédiens, je vais avoir besoin à un certain moment d’un petit qui dialogue avec le grand. Il n’y a pas beaucoup de moyens pour y arriver : la marionnette, la vidéo et l’ombre. Ces trois langages m’intéressent et il me semble que je pourrais les utiliser dans l’ordre dramaturgique suivant : ombre, marionnette et vidéo.


J’ai envie de travailler sur des dimensions géantes. J’aimerais que la première scène dans la forêt soit immense, avec des ombres qui donnent l’idée de grandeur. Puis, pour passer au petit, j’imagine que le père soit une marionnette quand on revient dans la maison, parce que là on a besoin de dialogues, d’une situation concrète avec de vraies voix.


Le personnage principal raconte cette histoire comme quelque chose qui s’est passé. C’est un narrateur qui s’adresse au public. Il s’agit donc d’une évocation, onirique ou non, de son histoire. Il pourrait être intéressant que le père et la mère soient comme deux images composées, facilement repérables pour le public. Peut-être deux marionnettes de tailles différentes. Bien sûr, le père pour des raisons de visibilité ne peut pas être réellement haut comme une cerise, je vais exagérer sa taille pour que le public puisse le voir. Si je passe à la vidéo, je perds la tridimensionnalité du père. En revanche tout l’univers des livres, les pages, les images, pourraient être un territoire intéressant à travailler avec la vidéo. Cela permettrait de donner beaucoup d’espace à l’imaginaire, favorisé par la langue écrite des livres et leurs images.


C’est la première fois que vous mettez en scène un spectacle où l’un des personnages est aussi le narrateur…


Ici, le fils parle au public, il interagit avec son père et sa mère, qui eux-mêmes se parlent. Il y a donc trois niveaux de travail très particuliers. C’est pourquoi j’imagine un système scénographique très visuel, qui permettra au comédien qui jouera le fils - en l’occurrence Cédric Marchal - d’aller vers le public, d’avoir l’image derrière lui, de rentrer et ressortir de l’image…


DU MYTHE FAMILIAL A LA MYTHOLOGIE UNIVERSELLE


Dès le début de la pièce, lorsque le père et le fils sont dans la forêt, la scénographie est importante…


Je veux que cette première image soit extrêmement forte pour le public. C’est un lieu mythique qui peut nous faire penser au Petit Poucet, à Hansel et Gretel, au Petit Chaperon rouge. J’ai envie d’évoquer cet endroit qui fait peur et qui est en même temps le lieu de l’aventure. Heureusement, la majeure partie de l’histoire se déroule dans la cuisine. Je ne veux pas que le décor soit trop descriptif, c’est pourquoi je vais favoriser deux éléments dans la scénographie. D’abord la table, qui fait partie des lieux essentiels de la vie de famille. C’est là que l’on mange ensemble, que l’on discute, que se nouent les drames. J’ai envie que ce soit le lieu fédérateur de ces trois personnages. Ensuite la bibliothèque, qui doit être très sobre, très minimaliste. C’est un endroit que va se remplir peu à peu au point d’exploser.


Comme pour Du pain plein les poches, Terres ! et Le Pays des aveugles, je vais poursuivre ma recherche scénographique avec des axes visuels très purs, probablement dans l’univers du blanc. Et je vais collaborer avec Andrea Abbatangelo pour la lumière.


Je veux continuer à donner cette idée d’un théâtre où chaque élément a un fort pouvoir d’évocation. Le plateau doit être épuré pour laisser place à chaque code de manière très identifiable, comme un objet à creuser à l’infini.


La musique a toujours une grande place dans votre travail, comment l’imaginez-vous cette fois ?


J’ai l’intuition qu’il faut de la musique classique, peut-être transposée, pour faire le lien avec les grands classiques de la littérature. Ça pourrait être du Berlioz joué par un groupe de musique électronique par exemple, du Beethoven ou du Bach. Cela conforterait l’aspect mythique de la pièce.


Dans « Everest », l’écriture de Stéphane Jaubertie est plus sombre, les phrases sont élaguées…


Oui, et il y a une continuité avec ses cinq pièces précédentes. Son écriture reste baroque car elle est pleine d’images. On retrouve cette envie d’être joyeux, solaire, et le fond qui est habité par la tragédie constante et qui prend toujours le dessus. Je suis comme cela également. Stéphane dit volontiers qu’au théâtre, il faut de la tragédie. C’est peut-être pour ça que le théâtre est un endroit plus difficile que les autres, où l’on peut dire des choses importantes et qui sont souvent tragiques. C’est un texte initiatique riche en symboles.


Comme souvent chez Stéphane Jaubertie, les parents ne remplissent pas leur rôle, l’enfant doit se débrouiller tout seul. Là, les rôles sont carrément inversés puisque c’est le fils qui prend soin du père…


De différentes façons et pour différentes raisons, je me dis que c’est peut-être assez souvent le cas dans les familles. En donnant la vie et sans le vouloir, on met en mouvement quelqu’un qui un jour s’occupera de nous. De la même façon qu’on a eu l’impression de s’occuper de lui. Avec leurs questions, les enfants s’occupent déjà de nous. Je pense qu’inconsciemment les enfants assument des choses, comme pour dire je suis capable de t’aider, je suis à côté de toi donc tu peux compter sur moi.


Il y a une dimension psychanalytique très importante dans cette histoire, on est dans la mythologie la plus pure…


J’ai l’impression que cette mythologie est si grande qu’elle nous rappelle tous les mythes possibles d’Électre à Homère. Cette pièce est une matière très riche, je suis dans un univers trouble et troublant, je veux faire passer ce qu’à écrit Stéphane sans trop de commentaires. Respecter le côté dynamique dans la forme et le contenu, qui sont ici absolument indissociables.


Bien sûr c’est impressionnant, mais je pense que les enfants vont réagir comme je réagirais au Petit Chaperon rouge : on n’est pas bouleversé quand le loup mange la grand-mère.


L’une des morales de cette fable est que le bonheur se trouve dans les livres, que l’homme s’élève grâce à ses connaissances…


C’est l’une des choses qui m’a le plus touché. Je ne suis pas sûr qu’on ne trouve le bonheur que là, mais c’est un bel endroit pour le trouver. Car le bonheur est dans la relation, la recherche du contact avec l’autre, sinon on s’appauvrit, on devient sec. Les grandes oeuvres de la littérature dont il est question, c’est ce qui est resté dans l’humanité. C’est notre âme universelle, de l’Odyssée jusqu’à Jack London. Cette métaphore, placée là, avec ce qui arrive au père et à la mère, fait un beau contraste. Ça me plaît beaucoup, parce que je ne voudrais pas que cette pièce soit trop moraliste.


C’est une note d’espoir…


Oui, d’autant que le père redevient grand. Ces livres apportent une respiration nécessaire. Cette petite histoire de famille va exploser grâce à cet univers qui rentre dans la maison. Le père va compenser la perte de relation avec sa femme, il va se nourrir, s’élever et n’aura plus besoin de son fils.


J’aime beaucoup le mot spleen en anglais et j’ai la sensation que le final de la pièce est un spleen total. Il y a quelque chose d’extrêmement fort, émouvant, avec une forme de solitude inéluctable.

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