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Et pourtant ce silence ne pouvait être vide

+ d'infos sur le texte de Jean Magnan
mise en scène Michel Cerda

: « On ne se parlait pas »

On se souvient des circonstances horribles du massacre du Mans et de l’émotion que provoqua dans la conscience du public le mystère des motifs des deux meurtrières, les soeurs Christine et Léa Papin. À cette inquiétude, à cet intérêt, une information très ample des faits répondit dans la presse, et par l’organe des esprits les plus avertis du journalisme(1). Nous ne ferons donc que résumer les faits du crime.


Les deux soeurs, 28 et 21 ans, sont depuis plusieurs années les servantes d’honorables bourgeois de la petite ville provinciale, un avoué, sa femme et sa fille. Servantes modèles, a-t-on dit, enviées au ménage ; servantes-mystère aussi, car, si l’on a remarqué que les maîtres semblent avoir étrangement manqué de sympathie humaine, rien ne nous permet de dire que l’indifférence hautaine des domestiques n’ait fait que répondre à cette attitude ; d’un groupe à l’autre « on ne se parlait pas ». Ce silence pourtant ne pouvait être vide, même s’il était obscur aux yeux des acteurs.


Un soir, le 2 février, cette obscurité se matérialise par le fait d’une banale panne de l’éclairage électrique. C’est une maladresse des soeurs qui l’a provoquée, et les patronnes absentes ont déjà montré lors de moindres propos des humeurs vives. Qu’ont manifesté la mère et la fille, lorsqu’à leur retour elles ont découvert le mince désastre ? Les dires de Christine ont varié sur ce point. Quoiqu’il en soit, le drame se déclenche très vite, et sur la forme de l’attaque il est difficile d’admettre une autre version que celle qu’ont donnée les soeurs, à savoir qu’elle fut soudaine, simultanée, portée d’emblée au paroxysme de la fureur : chacune s’empare d’une adversaire, lui arrache vivante les yeux des orbites, fait inouï, a-t-on dit, dans les annales du crime, et l’assomme. Puis, à l’aide de ce qui se trouve à leur portée, marteau, pichet d’étain, couteau de cuisine, elles s’acharnent sur les corps de leurs victimes, leur écrasent la face, et, dévoilant leur sexe, tailladent profondément les cuisses et les fesses de l’une, pour souiller de ce sang celles de l’autre. Elles lavent ensuite les instruments de ces rites atroces, se purifient elles-mêmes et se couchent dans le même lit. « En voilà du propre ! » Telle est la formule qu’elles échangent et qui semble donner le ton du dégrisement, vidé de toute émotion, qui succède chez elles à l’orgie sanglante.


Au juge, elles ne donneront de leur acte aucun motif compréhensible, aucune haine, aucun grief contre leurs victimes ; leur seul souci paraîtra de partager entièrement la responsabilité du crime. À trois médecins experts, elles apparaîtront sans aucun signe de délire, ni de démence, sans aucun trouble actuel psychique ni physique, et force leur sera d’enregistrer ce fait.


(…)


Le propos de Christine : « Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma soeur », est reproduit chez nos malades par maints thèmes fantastiques qu’il suffit d’écouter pour obtenir. Quel long chemin de torture elle a dû parcourir avant que l’expérience désespérée du crime la déchire de son autre soi-même, et qu’elle puisse, après sa première crise de délire hallucinatoire, où elle croit voir sa soeur morte, morte sans doute de ce coup, crier, devant le juge qui les confronte, les mots de la passion dessillée : « Oui, dis oui ».


Au soir fatidique, dans l’anxiété d’une punition imminente, les soeurs mêlent à l’image de leurs maîtresses le mirage de leur mal. C’est leur détresse qu’elles détestent dans le couple qu’elles entraînent dans un atroce quadrille. Elles arrachent les yeux, comme châtraient les Bacchantes. La curiosité sacrilège qui fait l’angoisse de l’homme depuis le fonds des âges, c’est elle qui les anime quant elles déchirent leurs victimes, quand elles traquent dans leurs blessures béantes ce que Christine plus tard devant le juge devait appeler dans son innocence « le mystère de la vie ».


Jacques Lacan
In Le Minotaure 1933-34, puis Obliques n°2, 1972, puis à la suite de la thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1975.


(1) Cf. les reportages de Jérôme et de Jean Tharaud dans Paris-Soir, des 28, 29 et 30 Septembre et du 8 Octobre 1933.

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