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Est-ce que tu dors ?

lecture dirigée par John Berger , Katya Berger

: Entretien avec Katya Berger

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Le travail que vous allez présenter avec votre père, John Berger, s’est constitué à partir de votre correspondance avec lui. Est-ce une longue habitude que ces échanges épistolaires ?


Katya Berger : Depuis toujours, il s’échange des lettres entre John et moi. Notre correspondance est devenue régulière lorsque je vivais à Athènes, au début des années 90. C’est une partie de cette correspondance qui a donné naissance à notre livre sur Le Titien, Titien, la nymphe et le berger. Depuis, nous correspondons surtout par SMS. Nous nous sommes donc inventés une langue avec des abréviations, des raccourcis qui nous sont propres, comme une sorte de code. Nos échanges sont quotidiens et je les recopie sur mon ordinateur. Quand il s’agit de lettres, John continue de les écrire à la main, tandis que je réponds par mail. En effet, John n’aime pas beaucoup le clavier d’ordinateur, alors qu’il excelle avec les touches de son portable ! Alors, il écrit ses lettres comme il écrit ses livres : à la main.


Est-ce que tu dors ? n’aurait donc jamais vu le jour sans la relation étonnante que vous entretenez avec votre père…


Notre relation est tout à la fois d’une grande proximité et d’une grande distance. Et cela date de ma prime enfance. Je n’ai pas le souvenir de nombreuses activités avec mon père, mais lorsque nous étions ensemble, nous conversions très intimement. Il y avait un rapport très fort entre nous. C’est la distance géographique, à partir du moment où mes parents se sont séparés, qui est la cause première de la correspondance intense qui nous lie aujourd’hui. Par ailleurs, je sais assez peu de choses de sa vie privée au quotidien, et lui en sait à peine plus de la mienne. Nos échanges sont cependant très ouverts, sincères et directs. Toutefois, la langue les sépare, puisque je m’exprime plus facilement en français, et lui en anglais. Nous nous parlons aussi beaucoup par le truchement des arts – peinture, cinéma, photo… Quand j’étais très jeune, mon père me mettait des livres de peintures sur les genoux, que je regardais et commentais avec lui. Grâce à ces intermédiaires, nous nous dévoilions énormément. Ce n’est donc pas notre vie sociale ou psychologique qui est au coeur de nos échanges, mais plus notre rapport à l’art et au monde qui nous entoure.


Vous avez aussi un rapport étroit avec les oeuvres littéraires de votre père puisque vous avez traduit nombre de ses ouvrages ?


En effet, c’est un autre lien qui nous unit. Je ne traduis que les oeuvres de mon père, et ne me considère pas du tout comme une traductrice professionnelle. En général, je traduis de mon côté, en plusieurs étapes ; une fois ce travail terminé, je le lui présente et nous retravaillons le texte ensemble si nécessaire. Souvent, il me demande de prendre plus de liberté par rapport à son texte original, que ce soit un roman, de la poésie ou un essai. D’ailleurs, dans la vie quotidienne, nous sommes souvent traducteurs l’un de l’autre, expliquant nos propos respectifs à d’éventuels interlocuteurs qui ne nous comprendraient pas…


Comment naissent vos collaborations ?


En ce qui concerne les ouvrages sur la peinture, nous allons d’abord voir les oeuvres. Pour La Chambre des époux, nous sommes allés à Mantoue, au Palais ducal, où l’on nous a laissés seuls dans ce lieu saisissant. John l’avait vue une première fois et voulait m’associer au plaisir qu’il avait éprouvé alors. Après ce moment partagé, nous nous sommes séparés, comme à notre habitude, pour réfléchir, et avons commencé à échanger des lettres pendant près de deux ans. Ensuite, chacun de notre côté, nous avons trié, organisé, coupé cette correspondance pour qu’elle puisse servir de base à un dialogue écrit. Comme John écrit en anglais et moi en français, j’ai tout traduit en français et lui a tout traduit en anglais. Nous avions alors deux versions du même texte. Parfois, dans l’ouvrage que nous avons publié ensemble sous le titre Lying Down to Sleep, certains de mes propos sont attribués à John, et vice-versa, pour des raisons d’équilibre, de dynamique des dialogues et de composition des rôles que nous allions nous donner, dans une lecture-performance que le musée du Prado à Madrid voulait faire à l’occasion de la remise d’un prix à John pour son travail de critique.


Est-ce une nouvelle version de ce travail qui va être présentée au Festival d’Avignon ?


Oui. Il y a eu en effet plusieurs versions. Une première version sans mise en scène, avec juste le texte et les panneaux sur lesquels sont reproduites les fresques de la Chambre des époux. Puis il y a eu une seconde version à Mantoue, dans le cadre d’un autre hommage à John. Nous avons ajouté un semblant de lit au décor. À mon retour en Suisse, où je vis, j’en ai parlé à René Gonzalez qui dirigeait le Théâtre Vidy-Lausanne. Intéressé par l’oeuvre et la personnalité de John, il a souhaité accueillir notre spectacle en avril 2011 pour une troisième version, très légèrement modifiée par rapport à celle de Mantoue, mais plus solide techniquement. Pour la version que nous allons présenter à Avignon, notre ami Simon McBurney va ajouter son regard fourmillant de créativité à notre proposition. Nous allons donc beaucoup travailler à réinventer, ensemble, cet objet hybride.


Quelle langue utilisez-vous dans la performance ?


Le spectacle est bilingue puisque, John, quoi qu’il comprenne parfaitement le français, le maîtrise plus difficilement à l’oral. Il y aura donc un surtitrage pour que les spectateurs aient accès à toutes les parties du texte, quelle qu’en soit la langue.


Les textes ne sont-ils que des réflexions sur les fresques de Mantegna ou intègrent-ils un regard sur la relation père-fille qui vous unit à John Berger ?


Tout est forcément lié, puisque c’est notre façon de communiquer par la peinture qui constitue le coeur de notre relation. Si nous parlons peinture, nous parlons aussi de nous. C’est notre mode de relation, même en dehors de l’écriture spécifique d’un texte. C’est notre terreau relationnel. En parlant d’un objet tiers, la peinture, nous parlons de notre intimité, qui ne concerne pas seulement notre rapport père-fille, mais aussi notre rapport au monde. Avec cette performance, nous continuons à resserrer nos liens, à les renouveler, à les emmener plus loin. Nous ne réduisons pas pour autant la peinture de Mantegna à un faire-valoir ou à un porte-voix pour exprimer notre relation. Nous parlons vraiment de la peinture de Mantegna, du lieu extravagant qu’est la Chambre des époux, et plus généralement de la peinture à laquelle notre vie à tous les deux est liée, et ce, depuis longtemps.


En questionnant votre relation, questionnez-vous aussi votre rapport à la mort ?


En filigrane, en creux, la mort est omniprésente dans nos dialogues. Mais pas la sienne, ou la mienne, ni les sentiments que leur anticipation provoquerait en nous : la mort en tant que processus et ferment de nos vies.


La Chambre des époux était-elle la chambre nuptiale des époux Gonzague, les propriétaires du Palais ducal de Mantoue ?


Même s’il y avait effectivement un lit dans cette pièce-bureau, elle accueillait vraisemblablement de petites réceptions confidentielles. C’est une chambre intime, une chambre où, en se réveillant le matin et en s’endormant le soir, on voit les peintures que Mantegna a mis dix ans à réaliser. Nous nous sommes demandé comment on dort dans une telle chambre… Comment on y rêve…


Que racontent ces peintures ?


C’est un lieu très théâtral avec des rideaux partout, des trompe-l’oeil, différents niveaux de profondeur, des scènes d’extérieur et d’autres d’intérieur… Nous aurions pu choisir de porter un regard d’historien de l’art sur cette oeuvre, mais John a toujours combattu cette forme trop académique. D’ailleurs, je n’ai pas moi-même de formation particulière en matière de critique d’art. Notre regard est, certes, documenté, mais n’en reste pas moins vierge et curieux. Ce que nous avons observé, c’est que Mantegna a cherché à inclure la totalité du monde et de la condition humaine dans ces fresques : on y voit ainsi l’homme, de tout âge, le monde animal et végétal, le temps, le ciel et ses anges…


Étendez-vous votre regard à d’autres oeuvres de Mantegna ?


Oui, bien sûr, et en particulier à son Christ mort. Nous parlons aussi de son beau-frère, le peintre Giovanni Bellini. Nous cherchons à reconstruire la personnalité et le regard de Mantegna, en nous mettant dans la position de gens avertis mais peu scrupuleux par rapport à l’histoire de l’art, ce que nous pouvons faire puisque nous élargissons notre propos à d’autres thèmes et à notre relation personnelle. Nous sommes libres de nos dires et prétendons à tout sauf au titre de conférenciers spécialisés. Nous effectuons tout simplement une promenade sur ces murs : nous les parcourons, nous nous projetons sur eux et partageons nos réflexions avec le public.

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