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Ennemi public

mise en scène Thierry Roisin

: Un Ennemi du peuple

Lorsqu’il écrit Un Ennemi du peuple en 1882, Ibsen vit et travaille en exil depuis presque vingt ans. Ses expériences au sein des deux théâtres de Christiana (aujourd’hui Oslo) en tant que directeur puis conseiller artistique se sont révélées épuisantes et frustrantes : écrasé par le travail de gestion, le dramaturge n’a pas suffisamment de temps pour écrire. Las de ses échecs et écoeuré par la médiocrité de la vie politique d ans son pays, Ibsen veut quitter la Norvège. En 1862, il décroche enfin une bourse de voyage et part pour Rome. Pendant trente ans, Ibsen se partage entre l’Italie et l’Allemagne, envoyant régulièrement à son éditeur danois une nouvelle pièce dont il guette fébrilement l’accueil à distance.


À partir de 1877, Ibsen abandonne définitivement les fresques historiques et les drames lyriques pour se consacrer à des pièces écrites en prose sur des sujets contemporains. Il en écrit douze, parmi lesquelles ses oeuvres considérées comme majeures. La première de ce cycle est Les Piliers de la société (1877) où Ibsen se livre à une critique virulente des notables à travers la figure du riche consul Bernick, armateur, qui se présente comme un homme respectable alors qu’il a eu un enfant illégitime avec sa maîtresse, qu’il a volé de l’argent à sa mère, et qu’il a fait accuser à sa place, son beau-frère, lequel a dû fuir le pays.
Vient ensuite Une Maison de poupée (1879) dont le succès de scandale, fulgurant, lui assure désormais une renommée internationale. Aussi quand la pièce suivante, Les Revenants (1881), essuie un échec cuisant, au point d’être refusée par tous les théâtres scandinaves et d’être créée tout d’abord à Chicago, l’affront et la blessure sont immenses. L’écriture d’Un Ennemi du peuple prend sans doute sa source dans ce désarroi et ce dégoût.


L’écrivain pourrait bien être lui-même le modèle de son héros : le médecin qui dénonce la pollution de l’eau dans une ville thermale et essuie des injures semblables à celles dont Ibsen fut l’objet l’année précédente, lorsqu’on l’accusa d’avoir creusé, avec Les Revenants, un « égout à ciel ouvert ». Il en résulte une satire politique féroce.
Un Ennemi du peuple est le symétrique des Piliers de la société. Ici il est question de l’attrait pour l’argent. Ce sont les gens de la ville qui bafouent les valeurs morales fondamentales.


Ibsen se livre à une entreprise de démystification des discours politiques et moraux qui servent de cache-misère aux ambitions personnelles et aux vues politiques et économiques à court terme. Ceux qui agitent le drapeau de l’intérêt général ou de la défense du peuple sont des notables établis ou aspirants qui ne visent finalement qu’à la sauvegarde de leurs intérêts privés. On voit pourquoi la pièce suscita la désapprobation en Norvège et fut accueillie, lors de sa création en France en 1893 par Lugné-Poe, aux cris de « vive l’Anarchie ! » Ibsen ne comprit pas cette interprétation, liée à un contexte politique national qui lui était étranger. Toujours en France, la pièce fut l’objet de nouvelles projections cinq ans plus tard, à la faveur des passions qui se déchaînaient autour de l’affaire Dreyfus. Cette fois Stockmann fut acclamé par des « vive Zola ! » La pièce se diffusa au même moment dans toute l’Europe. Stockmann devint le rôle préféré de Stanislavski et suscita l’enthousiasme partout où il s’exprima.
Le succès d’Un Ennemi du peuple diminua après guerre, même si le texte n’a cessé d’être régulièrement mis en scène et fut même adapté au cinéma, notamment par Satyajit Ray. Est-ce sa dimension parodique qui l’a mise un peu à l’écart, au profit des grands drames auxquels Freud et toute la psychanalyse ont donné leurs lettres de noblesse ?
Quoiqu’il en soit, Un Ennemi du peuple est une véritable machine théâtrale à la précision d’une horloge suisse, aussi décapante que puissante, où la dénonciation politique croise la peinture d’une humanité pétrie de contradictions. Il est douteux qu’aujourd’hui Stockmann soit applaudi au nom d’un seul homme : c’est que chaque citoyen, aux prises avec un monde déboussolé, se sera reconnu.

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