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: Note d’intention, dispositif et mise en scène

Au départ il y a le choc de la rencontre de ce livre Progénitures, 806 pages écrites dans lal’angue, une écriture presque illisible à moins de la proférer. Un livre de voix, écrit en versets. Sorte d’opéra monstrueux. Epique et lyrique, proche du conte, du légendaire, du sacré. Très vite l’évidence du désir de travailler sur cette langue après celle de Savitzkaya.


Puis la lecture progressive, lente, de l’oeuvre de Guyotat. A l’envers, en remontant le temps. Lecture aussi de l’essai biographique de Catherine Brun. Petit à petit apparaît, comme un fleuve remontant vers sa source, l’évolution de la langue.


Très vite aussi, la sensation qu’il ne s’agit pas d’un idiome constitué, d’une expérimentation d’écrivain, d’une langue inventée de toute pièce, mais qu’il s’agit bel et bien de la langue française ressourcée, réveillée, réaccentuée, re-rythmée, affectée par une invention lexicale proliférante.


Et surtout de la langue française mise « à l’épreuve de l’étranger », lestée de l’étrangeté d’autres langues vivantes réprimées, refoulées. C’est par des sortes de greffes sur le français que le patois régional, l’arabe des immigrés imprègnent le texte. La langue française se fait entendre avec son histoire, et dans son impact, ses vitesses, elle fait écho à des paroles et des rythmes qui nous environnent, que nous avons dans l’oreille aujourd’hui. Le bruissement de cette écriture, je le perçois et il me renvoie au bruissement que je connais dans ma vie de tous les jours, qui se déverse, s’engouffre dans ma lecture.


Le plus étrange aussi est que cette transformation de la langue provoque comme un retour à l’ancien, à l’ancien français du Moyen-âge, la langue de Rabelais, comme si, se déconstruisant, la langue retournait à son origine, à l’absence de règles écrites, comme si elle ne prenait plus en charge que ses effets d’oralité. Une écriture d’avant l’écrit. Retour vers une origine.


Devant la difficulté de cette oeuvre, difficulté de lecture, de déchiffrement, la place du lecteur, donc de l’acteur et du spectateur pose problème. Heureusement.


Comme l’écrivait l’Editeur en présentation de la première édition de Prostitution « La violence, la sauvagerie du langage qui s’acharne à ruiner toute rhétorique vont à l’encontre même de l’écrit. Ce texte exige que l’on s’interroge sur l’approche que l’on peut en faire. Il nous invite à mettre en cause notre pratique des textes. » Mettre en cause notre pratique des textes au théâtre.


Petit à petit se dessine la possibilité d’un parcours dans l’oeuvre, un cheminement. Où la langue ne serait pas seule en bloc mais relayée, innervée par d’autres textes de Guyotat, d’autres courants, des croisements. Des respirations. La direction, le but à atteindre serait la langue-sabir, le verbe dont Progénitures donne le dernier état publié. Le corps de cette langue. Chercher, en se nourrissant des autres textes, non pas des explications, mais comment cette écriture prend corps.


Il s’agit d’inviter à un cheminement dans l’oeuvre. Une manière souple d’y rentrer, d’y faire effraction par une sorte de parcours libre.


D’abord parce que c’est comme ça que je lis l’oeuvre. Par allées et venues, retours, relectures, vitesses lentes ou rapides, parfois perdu dans un labyrinthe de significations brisées, parfois précipité par le rythme et le rire qui entraîne le texte, et entendant alors autre chose. Mais aussi à cause de deux autres raisons :


D’une part la langue de Guyotat n’a cessé d’évoluer, de se transformer progressivement, par l’effet de toutes sortes d’influences. Mais au fur et à mesure de cette évolution, la réception critique et publique de l’oeuvre a changé. A partir de Prostitution l’oeuvre n’est plus critiquée parce que « pornographique » mais parce qu’ « illisible » (et encore il s’agit moins de critique que d’une certaine indifférence, un silence de la critique). Tombeau pour 500 000 soldats et Eden, Eden, Eden donnaient encore matière à contextualiser, et donc couraient encore le risque d’être condamnés moralement, mais de Prostitution à Progénitures, l’oeuvre offre de plus en plus le spectacle de ses transformations, et des transformations de sa langue : digressions, transformations de la syntaxe, de la grammaire, de la conjugaison, de la ponctuation, du vocabulaire, etc. Tout est question de métamorphose, d’engendrement, de générations. Engendrement appliqué à la langue même, transformation dans la phrase. C’est cette puissance de transformation que nous voulons rendre sensible.


D’autre part, depuis longtemps la publication et la lecture de l’oeuvre s’articule avec celle du dévoilement des esquisses, ébauches, questionnements, matières (récemment, avec la parution des Carnets, de Coma, de Formation mais aussi de Musiques, Progénitures paraissait en même temps que Explications). L’oeuvre de Guyotat est si complexe qu’il me semble qu’on ne peut pas exclure ses autres textes qu’il dit écrits « en langue normative », écrits qui tournent autour de « l’oeuvre » de l’écriture du verbe, y retournent constamment, la théorisent, l’éclairent aussi en faisant apparaître ses liens avec la vie et l’imaginaire de l’auteur. Chaque oeuvre paraît suscitée par un voyage ou par une expérience, avec, pour substrat, réel ou halluciné, l’Algérie. Il s’agit de prendre en compte le lien constant du biographique et du texte, dans cette oeuvre qui s’écrit depuis près de 40 ans et qui n’est pas achevée. Non pas expliquer comment la biographie nourrit l’oeuvre, mais inscrire l’oeuvre dans une continuité. Montrer ou citer, sans expliquer. Il s’agit de rendre compte d’une complexité. De tisser une complexité.


C’est pourquoi je pense que s’interroger sur la manière de ces textes de faire corps (avec l’auteur, le lecteur, l’acteur) ne va pas sans s’interroger sur la façon dont ils sont venus à exister. Pour l’écrivain, la question n’est pas pourquoi transformer la langue, mais comment. Et pour nous non pas pourquoi cette langue resterait « illisible » ou un mutisme, mais comment au contraire elle est lisible (il suffit de la lire à haute voix pour s’en rendre un peu compte) libératrice de vie et parole ardente. Ce « comment » ouvre un chemin à notre travail, une traversée à proposer au spectateur. Là où une certaine critique voudrait voir une expérimentation, une tentative ou un essai, il faut saisir qu’il s’agit d’une oeuvre où la langue s’est constituée comme le terrain même de l’expérience. Le français en ressort vivifié, chargé de mémoire et d’impureté. Dans cette langue tout est faire, agir. Le dit est un faire. Le langage agit. Par le rythme, par le son, les réactions du corps bouleversent les structures mêmes de la langue. Le sexe est dans la langue. Ce sont des voix auxquelles ne manquent que des corps vivants.


Un montage d’extraits de différentes oeuvres jalonnera ce parcours. Après un premier travail à la table, nous avons décidé de nous limiter (tant pour des contraintes de durée que par souci d’éviter ce qui pourrait être redondant ou justificatif) à Progénitures ; Vivre; Coma et Formation.


Digressions sur un monde


Un des procédés les plus forts chez Guyotat est la pratique proliférante de la digression (comme s’il voulait tout noter pour une même scène, tous les points de vue, tous les détails, simultanément). Cela produit un enchâssement infini des voix qui submerge la narration, et qui fait que ce qu’on lit n’est jamais vraiment ce qu’on lit, est inachevé ou anticipe une scène à venir, toujours encore en devenir d’écriture. Description de scènes vues combinées à d’autres descriptions, simultanéité de processus. Combinatoire. Les scènes sont moins achevées qu’indiquées, ou elles ne s’achèvent qu’à se recommencer dans une autre voix, dans un autre temps parfois plus halluciné. Il y a une logique de l’emboîtement, du songe, du retour en arrière, de la prophétie et une exaltation des mélanges. Un syncrétisme qui brasse les traditions musulmane, chrétienne et païenne, rapproche mythes archaïques et réalités historiques contemporaines, joue de reprises parodiques, burlesques de textes mythiques de la culture occidentale (non seulement la Bible, certaines prières canoniques, des contes, comptines et chansons, mais aussi des slogans politiques). Tous les actes sont rythmés et rythmiques. Un même mot peut recevoir plusieurs significations, ou prendre plusieurs formes et significations.


Il y a à la fois la mise en oeuvre du mélange, de la confusion et l’application de la loi, une logique implacable qui prend la forme de la narration d’un monde où les rapports humains sont ramenés à une scène esclavagiste et prostitutionnelle. Depuis Tombeau les problématiques de la guerre, de l’esclavage et de la prostitution sont inextricablement liées.


« Le « thème » prédominant est l’esclavage, sous sa forme la plus cruelle : la possession du corps de l’homme par l’homme. Et quel usage plus cruel de l’esclavage que celui de la prostitution ? Et quelle autre activité humaine non-« noble », que la prostitution (sur fond de dépossession des corps), touche, le plus à cru, à la loi du sexe, à la loi du sang, à la loi raciale, à la loi légale, à la loi de l’échange, du profit, de l’hypothèque, de l’enchère, à la loi du rêve (celui de la liberté, etc.), à la loi religieuse enfin ? Donc, à la « Grande Histoire ». » (Guyotat parlant du Livre )


La prostitution ici, est une affaire de logique. Au fil des livres, ce sont les corps des putains qui portent la langue, ils sont les incarnations vivantes de cette polyphonie. Le corps putain enfante une langue, mais aussi une Histoire.


Progénitures parle d’un monde où l’esclavage n’affecte pas seulement les corps mais l’être. Où la prostitution omniprésente est régie par un ordre sexuel sévère auquel participent les trois états du vivant : putains, animaux, humains. Un monde hiérarchisé dont les codes prennent à rebours notre monde, en inverse la logique et les valeurs. Dans ce monde les putains sont des hommes (et des hommes chargés de tous les sexes possibles) mais pourtant sans en avoir l’état. Ils sont ce qui est à la fois asservi et privé d’existence légale. Loin du réalisme, ce « non-état » des putains les situe d’emblée dans l’épopée. Ils sont comme des pensées incarnées et parlantes. Ils vivent dans une espèce d’état d’abandon définitif (on ne sait pas de quoi : de Dieu ou des dieux, du maître ou des maîtres, du propriétaire ou des propriétaires), et cet état est aussi celui du « verbe » libre, langue de ceux qui n’en ont pas. Le monde putain est essentiellement polyphonique, polyphonique jusqu’à la saturation du sens, polyphonique jusqu’à l’indiscernable, au risque d’être illisible.


Et chez Guyotat plus le corps est captif, plus le verbe est libre. Il y a une discrimination flagrante entre la parole des « étants » (hommes, affranchis et maîtres, ceux qui ont la possibilité de juger) et celle des « non-étants » (putains). Les étants ont accès à une parole grammaticalement plus pleine que les non-étants ; mais ce sont ceux-ci, les asservis, qui sont pourvus du verbe le plus libre. Et cet état non-humain présente mystérieusement plus d’attrait que l’état humain. Douceur du chant des putains. Et mélancolie du frais affranchi pour l’état aliéné du putain, état pour lequel il nourrit des tendresses profondes.


Le putain se trouve être tout à la fois acteur et spectateur, n’étant pas humain, tout est permis, il est tout à la fois sujet du spectacle et objet du jeu.


Du fait de son accumulation « l’acte » sexuel disparaît sous la masse des processus. Quand les corps copulent, les langues copulent. Les lexiques spécialisés pour dire les différentes phases de l’étreinte prolifèrent, les mots, les lettres se mêlent comme des corps. Confusion des genres (masculin/féminin). Et en même temps que les actes sexuels prolifèrent les tabous. Garants d’un système, les tabous programment dans le même temps leur propre transgression.


Si le sexe, la « fatalité sexuelle » traverse le texte, c’est qu’il s’agit peut être avant tout de faire sortir le verbe du corps. Il nous semble que pour Guyotat, le sexe, comme Dieu, est le moyen de faire « sortir l’homme de l’homme ».


Alors on attend. On parle. On chante. Attente de l’accouplement, attente de la Femme, attente de la fin du Ramadan, attente du repos, attente du « gros mot d’amour nouveau » (Progénitures dit aussi la quête impossible d’une langue idéale du désir, la recherche du « mot de mont’ »). La recherche du mot unique va de pair avec la digression qui retarde toujours l’échéance de ce dire.


Dispositif et mise en scène


Il s’agit d’arriver à construire un ensemble, espace, lumière, son, scène, qui fasse comme une sorte de lentille d’objectif de caméra avec laquelle on chercherait la bonne accommodation : trop près, trop loin, trop flou par rapport à son motif (ici en l’occurrence : le verbe de Progénitures).


Ce principe conditionne le cadre de l’espace et la lumière. Il exige l’exploration de plusieurs formes sur le plateau. Du mode de la lecture ou de la conférence à la « prise en chair » de la langue.


Trois acteurs (de trois générations différentes) formeront une petite communauté d’explorateurs. Et ce sera parfois le trio Maître-client-putain repris et transformé incessamment dans l’oeuvre comme de nouvelles nativités, qui prendra corps dans le verbe de Progénitures. Et l’espace sera comme vu à travers une focale courte : bouts d’espace urbain, de ruelles, de chantiers déserts, seuils rongés par l’obscurité. Monde à la nuit épaisse où la lumière sera « agie », amenée par des esclaves porteurs de lumière, veilleuses, lampes à gaz, néons, éclairages de chantier. Visions qu’on voudrait proches de Rembrandt, De Latour, du Goya des Désastres. Où l’apparition des figures est une transformation de l’espace. Temps obscur où une lumière cherche à nous rejoindre, une langue à se faire entendre.


Parfois ce seront des croisements de paroles solitaires (provenant de Coma, de Vivre, Formation) et l’espace deviendra la lisière indéfinie, la réalité, la fenêtre ouverte vers le dehors. Et la lumière sera plus enveloppante, plus proche de notre lumière naturelle qui teint les corps et allonge les ombres. Cet espace résonnera aussi d’autres voix enregistrées, des chants qui ont guidé Guyotat dans sa transformation de l’écriture en voix, Motets de De Lassus, Goudimel, berceuse de Schumann…


Allers-retours entre deux espaces, deux lumières, accompagnés par les allers-retours du verbe de Progénitures à son envers en langue normative.


Ce pourrait être une « histoire de corps ». Corps qui s’incarneraient avec la langue. Corps de l’enfant de Formation, corps dévoré par les transformations de la langue de Coma, corps prostitué de la langue qui prend figure dans Progénitures, corps des putains qui attendent « le gros mot d’amour nouveau ». Une histoire traversée par l’insistance de la figure de l’enfant, par la question de l’origine.


Il s’agit de « travailler avec un paquet de voix dans la gorge », de faire entendre comment cette langue se renouvelle, se transforme en s’écrivant au plus près des exigences contextuelles du son et du rythme. Comment, par ses vitesses, le mouvement qu’elle génère, elle provoque comme un effet de miroir avec notre monde et fait écho à des paroles et des rythmes qui nous environnent, que nous avons dans l’oreille aujourd’hui. Vérifier ainsi à quel point la langue française est peuplée et comment nous la partageons avec nos semblables.


Comment ce monde, qu’on pourrait croire imaginé de toute pièce, raconte la légende de notre propre monde. Il fait peser le notre, lui redonne un poids, comme les mots revitalisés restituent de la matière première à la langue, matière dont elle est née et qu’elle a perdue.


S’il est vrai que « les maux français se retrouvent dans la langue française », la langue de Guyotat est la langue française réveillée, qui retrouve ses vertus provocatrices par le parti pris du rythme. Comme le monde que décrit Guyotat n’est pas celui d’une fable lointaine. C’est un reflet de ce monde-ci (sans jugement, sans consolation). Il est comme un miroir tendu vers notre visage.


Qu’est-ce qui fait chanter ces figures sinon la douleur de l’esclavage, la douleur de la séparation de l’humanité (en espèces, genres…) Prise comme l’artère principale de l’Histoire de l’humanité, ici mise à vif dans le jeu de générations qui saturent l’oeuvre.


Il s’agit d’une archéologie, au travers l’évolution d’une langue une écriture de l’Histoire, la notre, une histoire nourrie de la violence humaine, la jalousie, la propriété, le crime, « tout ce qui, d’une certaine façon, recouvre la peur de l’homme civilisé de retourner à l’état préhistorique, voire à l’état de bête ». Il s’agit de porter notre monde à hauteur de légende. L’épopée aujourd’hui. Pas pour rendre réel quelque monde légendaire que ce soit, mais pour rendre légendaire le monde réel lui-même.

Sébastien Derrey

septembre 2008

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