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: Entretien avec Amir Reza Koohestani

Propos recueillis par Francis Cossu et traduits du farsi par Massoumeh Lahidji

Bien qu’elles ne soient en rien autobiographiques, vos créations ont souvent pour origine une expérience personnelle que vous transformez en moteur dramaturgique. Comment est née l’idée de ce spectacle librement adapté du roman d’Anna Seghers Transit ?


Amir Reza Koohestani : En 2018, alors que je me rendais à Santiago du Chili, mon voyage s’est arrêté à Munich ! J’avais dépassé de cinq jours l’autorisation de rester dans la zone Schengen au cours des six derniers mois, car il m’avait été délivré deux visas Schengen différents. Mon passeport m’a donc été confisqué et j’ai été conduit dans une sorte de « salle d’attente » présageant mon renvoi à Téhéran. À l’époque, je lisais Transit, d’Anna Seghers, que je cherchais à adapter pour la scène. Dans le roman, je découvrais des personnages soumis à des procédures similaires à celles que j’étais en train de vivre. Donc au moment même où je travaillais sur l’exil, à réfléchir sur la condition des réfugiés, je suis bloqué dans une situation semblable à celle que vivent les protagonistes du roman et les personnes de la salle de rétention où je me trouve. Contrairement à eux, je n’avais rien à perdre. Comme je le dis dans la pièce, le soir même j’allais confortablement retrouver mon lit à Téhéran tandis que d’autres risquaient de tout perdre, y compris la vie. Pour ma part, je me suis retrouvé confronté à ma plus grande peur, une peur viscérale : perdre mon passeport dans un aéroport. Mais quand cette peur est devenue réalité, je me suis senti comme libéré. Je n’avais plus de raison d’avoir peur. À ce moment-là, je me suis dit que je pourrais être, théoriquement, n’importe qui, exercer n’importe quel métier. Mon identité était dans une situation transitoire. D’une certaine manière, cela a remis en question la raison même pour laquelle je fais des spectacles. Le théâtre n’a aucun impact sur les législateurs qui créent les lois sur l’immigration. Ni même d’ailleurs sur les agents chargés de les appliquer. Je me suis demandé pourquoi consacrer tout ce temps à cette vaine tentative ?


Les protagonistes du roman vivent au sein d’une même période : la seconde guerre mondiale. Les personnages de la pièce évoluent, eux, entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Pourquoi cette double temporalité ?


Pour quelqu’un qui passe beaucoup de temps dans les files d’attente des ambassades afin d’obtenir des visas, ou qui subit toujours des contrôles policiers aux aéroports, ce qui a été le plus frappant à la lecture du roman, c’est qu’il est très facile de faire abstraction du contexte historique. Les personnages du roman, comme ceux de la pièce, ont en commun de vivre un temps suspendu. C’est pour cela que la pièce tisse des allers-retours entre le passé et le présent et fait s’entremêler les temporalités. Cela vient également d’un constat absurde : en 1940, les Européens faisaient ces démarches pour fuir la mort. Je pense aux Polonais, aux Allemands ou aux Français qui voulaient se réfugier en Iran ou en Amérique du Sud. Aujourd’hui les migrants fuient vers l’Europe et sont soumis aux mêmes procédures. Je me suis laissé guider par des correspondances poétiques pour créer une circulation entre les deux espaces-temps. Il y a par exemple dans la pièce le personnage de l’avocate, qui tente à la fois d’aider des réfugiés coincés dans un aéroport en 2018 et ceux bloqués dans un port en 1940.


Dans votre pièce, et pour la première fois, vos personnages parlent plusieurs langues : le farsi, le français, l’anglais, le portugais. De même, le personnage du metteur en scène – censé vous incarner – est une femme. D’habitude, vous écrivez pour une réalité mais dans En transit, vous semblez avoir distribué autrement les rôles...


Du roman, j’ai gardé quelques personnages qui, sur scène, appartiennent au passé. Les autres arrivent de notre époque. J’ai eu recours à tous types de procédés narratifs : dialogues réalistes, récits, monologues, adresse au public, mélange des temporalités... Si je me réfère à mes précédentes pièces, ici tout est plus entremêlé. C’est le chaos immédiat. Les premières semaines du travail ont entièrement été consacrées à la lecture du texte. Comme je le dis toujours aux comédiens, il n’est en rien sacré ! Je ne leur demande pas de s’y conformer. Au contraire, je vois grâce au travail des comédiens la façon dont il pourrait se reconfigurer. Pour En transit, j’ai collaboré avec mon co-auteur, Keyvan Sarresteh, de manière à nous débarrasser de ce qui était superflu dans la langue afin d’accéder à l’essence du texte. Je cherche toujours à arriver au cœur des enjeux du texte malgré sa matière narrative, dramaturgique ou philosophique. Je fais un théâtre qui, avec un minimum de texte, de scènes, de mise en scène, tente d’accéder à l’os du texte. Mes interprètes, comme les personnages de la pièce, ne parlent pas toutes la même langue parce qu’en l’absence d’une langue commune, elles doivent trouver d’autres moyens pour se comprendre. En ce qui concerne mon personnage, l’idée de le faire incarner par une actrice s’est imposée très simplement. Je me suis aperçu que l’acteur qui me connaissait le mieux était une actrice, Mahin Sadri, ma complice depuis toujours. Voilà comment j’ai décidé que les autres personnages masculins seraient aussi joués par des femmes. Cela n’a rien à voir avec le genre, mais plutôt avec la convention théâtrale !


En transit n’est pas seulement une approche de la tragédie socio-politique que constituent ces questions de déplacement des populations et de migration. Il y a aussi cette dimension plus générale, celle de l’espace de transition où les identités, surveillées, flottent. Comment cela se traduit-il au plateau ?


Pour cette création, Éric Soyer, qui signe la scénographie et la lumière, a réussi à créer une atmosphère directement empruntée à l’univers des aéroports, avec du verre et du métal. Un espace qui se veut aussi transparent qu’il peut être opaque. L’espace est aussi défini par le travail vidéo de Phillip Hohenwarter. Sur scène, il y a quatre caméras. Il ne faut pas oublier qu’une zone de transit est un univers extrêmement surveillé. Ce tissage, qui prend en compte les impressions sonores de Benjamin Vicq, m’a permis d’esquisser un espace qui semble être le passé et le présent, le port de Marseille et l’aéroport de Munich, un espace qui donne à voir la vacuité de cette machine, puissante et rodée, qu’est celle des contrôles aux frontières. Une machine qui ne produit que de la division, incapable de porter les enjeux de l’humanité incarnés par les personnages.


  • Propos recueillis par Francis Cossu et traduits du farsi par Massoumeh Lahidji
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