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: A l'épreuve de notre humanité

ENtretien avec Camille Bernon, Simon Bourgade

Chantal Hurault. Quels enjeux ont présidé à cette adaptation théâtrale, que vous présentez comme une dystopie ?


Camille Bernon. La forme de ce roman nous offrait la matière pour aborder, le plus largement possible et sans manichéisme, les mécanismes de la peur dans les com- portements d'une société : peur de l’altérité, peur de l'invasion, peur de perdre sa culture et son héritage, peur de perdre ses valeurs et ce qui donne du sens à sa vie. Coetzee, en choisissant la forme de l’allégorie, détache sa fiction d’un lieu ou d’un temps spécifique. C’est ce que nous cherchions, que le spectateur suive une histoire en pouvant penser à la fois à l’apartheid, à la guerre d’Algérie et au colonialisme, à la vaste crise des flux migratoires que nous traversons – autant de terreaux pour un repli identitaire et la radicalisation d’une violence légitimée par une souveraineté nationale.


Simon Bourgade. Notre mise en scène aspire, à la suite de Coetzee, à une radiographie des réactions complexes que les sociétés ont face à l’altérité. Le travail d’adaptation s’est fait avec le conseil des dramaturges Julien Allavena et Mathilde Hug. Nous avons extrait de ce récit à la première personne des blocs entiers qui constituent le noyau central du roman. Le monologue intérieur nous paraissait juste pour rendre compte de ce que le Magistrat ressent face aux violences du Troisième Bureau, mandaté dans la ville à la suite d’une rumeur de révolte des barbares. Pour l’entourer de personnages à part entière, nous avons construit des arcs narratifs en fusionnant parfois plusieurs parcours, en créant des situations de jeu qui reprennent entre autres les scènes dialoguées du roman.


C. H. À travers le personnage du Magistrat, dont les valeurs humanistes sont mises en péril par la peur et la violence collectives qui s’emparent de sa ville, est-ce notre propre société que vous représentez ?


C. B. Nous mettons en scène notre impuissance face aux catastrophes du présent. La beauté bouleversante de ce personnage tient à ses velléités humanistes ; il a un sens aigu de la justice mais a toujours un coup de retard, soit parce qu’il ne sait pas comment lutter, soit parce qu’il n’a pas l’énergie et la hauteur nécessaires pour réagir efficacement. En cela, il nous ressemble. Coetzee interroge notre incapacité à concevoir la civilisation autrement que de manière linéaire, portés par l’illusion d’un progrès immuable que nous défendons avec violence. Il décrit un temps cyclique, où une civilisation s’est bâtie sur les ruines d’une autre et semble sur le point de décliner à son tour. Pour renforcer cette idée, nous avons choisi d’inscrire notre fiction dans une dystopie. Cela nous permet de nous garder du folklore colonial pour représenter les barbares, mais aussi de nous projeter dans un temps futur où l’on suit un empire bâti sur les ruines de notre civilisation.


S. B. Dans son roman, Coetzee semble explorer la culpabilité de l’occidental blanc au sein de la société d’apartheid. Comment vivre de manière juste en étant dans le camp des oppresseurs et non des opprimés ? Il n’apporte pas de réponse. Le Magistrat est dans une recherche existentielle, spirituelle presque, d’une forme de liberté qui le confine à la passivité. Il appartient à cette Europe qui a inventé après-guerre un État- providence où la culture et l’éducation feraient barrière à la barbarie. Cet empire, qui bascule dans un pouvoir dictatorial et xénophobe, interroge les dysfonctionnements d’une démocratie libérale telle que nous la connais- sons, avec la résurgence des nationalismes. C’est ce qui nous tient à cœur de partager, une désillusion, croisée à une réflexion sur les contradictions de notre humanisme occidental.


C. H. Vous parliez de la crise migratoire, qu’est-ce qui est en jeu du côté de la Jeune Barbareque le Magistrat recueille chez lui ?


C. B. Arrêtée et torturée par la police politique impériale, elle se retrouve à mendier dans la ville. Nous l’avons envisagée avec Suliane Brahim selon la situation concrète du réfugié ; ce qu’elle gagne auprès du Magistrat est d’abord un lit, de la nourriture et une relative sécurité. Il fallait marquer un écart entre ses préoccupations à elle, de l’ordre de la survie, et celles du Magistrat, qui est dans un rapport de fascination pétrie de culpabilité. Lui qui aime la chair, il n’en fait pas un objet de désir sexuel ; il ne cesse de la laver comme s’il attendait un grand pardon. Il y a une dimension presque christique dans sa façon de l’interroger sur ses stigmates. Nous avons énormément discuté avec Didier Sandre pour trouver un rapport juste. La jeune barbare est vue à travers son regard à lui, elle n’est qu’espace de projection de ses fantasmes, dans le sens où James Baldwin analyse le regard des Blancs envers les Noirs.


S. B. Nous nous sommes également appuyés sur une étude photographique et picturale du rapport aux colonisés et opprimés aux XIXe et XXe siècles, Sexe, race et colonies. Dans la mise en scène du « bon sauvage », du corps érotisé ou au contraire dégradé, on voit combien nos pays ont été des machines politiques et sociales fertiles en termes de violence et d’oppression. L’objectivisation des êtres humains renvoie à la façon dont on s’est emparé de ces personnes en tant qu’objets de calcul avec l’anthropométrie et de représentation avec l’ethnologie.


C. H. Quelles ont été les lignes de force pour rendre compte, au plateau, de la torture et de la pensée inhérente au Troisième Bureau ?


S. B. Pour que le sens reste vaste tout en étant précis, nous avions besoin de nourrir le jeu d’arguments concrets, très contemporains, sur des sujets tels que le fantasme du grand remplacement. Ainsi, pour saisir ce qu’entend Coetzee quand il parle d’un jeune gradé xénophobe, nous avons cherché l’équivalent avec un sortant d’école militaire qui aurait baigné dans une idéologie d’extrême droite, ses thèses, ses mécanismes affectifs. Les enjeux du roman nécessitaient de faire entendre les discours d’un Koenig ou d’un colonel Joll de la façon la plus brute possible. Nous sommes allés voir du côté de Brenton Tarrant, auteur des attentats de Christchurch en 2019, ou d’Anders Behring Breivik pour la tuerie d'utøya en 2011. Leurs écrits sont des manifestes encore suivis par beaucoup de suprématistes blancs.


C. B. La mise en scène de la torture était aussi une vraie problématique ; nous avons cherché à l’évoquer par le récit uniquement ou par les stigmates laissés sur les corps. Les acteurs ont pu s’inspirer du documentaire The Act of Killing, réalisé en 2012 par Joshua Oppenheimer en Indonésie, sur des hommes qui racontent, en fanfaronnant, com- ment ils ont dans leur jeunesse torturé et tué les communistes.


C. H. Vous travaillez sur la frontière, une notion que l’on retrouve dans votre recherche formelle au plateau où vous croisez différentes esthétiques.


C. B. Nous appréhendons le plateau de façon sensitive, visuelle et rythmique, voire musicale, pour essayer d’offrir aux spectateurs une expérience sensorielle et organique. Nous faisons partie d'une génération d’après Peter Brook, que l’on rejoint dans une recherche permanente du vivant.


S. B. Il ne s’agit pas de briser les codes par envie punk, mais d’entretenir un rapport libre et intègre à la vie, de lutter contre tout ce qui avilit la pensée. Comme le dit Édouard Glissant, abolir les frontières ne tend pas à l’indistinction mais à une nécessité de circulation. Avec l’ensemble de nos collaborateurs, les mêmes depuis les débuts de la compagnie Mauvais Sang, nous aimons l'adjonction d’esthétiques et de matières. Nous œuvrons dans un renouvellement des formes scéniques au sein d’un même spectacle : il s’ouvre ici sur un réalisme relatif, passe par une dimension plus cinématographique avant d’aller vers la pauvreté de l’artisanat théâtral, de basculer dans des scènes publiques jusqu’à la nudité la plus totale.


  • Propos recueillis par Chantal Hurault, responsable de la communication et des publications du Théâtre du Vieux-Colombier
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