: Entretien avec Elise Noiraud
Propos recueillis par Pierre Notte
Le personnage principal ici, c’est vous-même, ou votre mère ?
Le personnage principal de mes spectacles seule-en-
scène est mon double fictionnel, Élise, puisque Le
Champ des possibles est le troisième volet d’une trilogie
intitulée Élise, et qu’il est précédé de deux spectacles,
La Banane américaine sur l’enfance, et Pour que tu m’aimes
encore sur l’adolescence.
Au fil de ces trois spectacles, on
la voit grandir, se construire, jusqu’à la sortie définitive
de l’enfance dans ce dernier volet, où le personnage a
19 ans. Néanmoins, si le personnage principal, à mon
sens, est Élise, le personnage de la mère est sans aucun
doute très important puisque la question centrale de
mes spectacles est : comment l’individu en devenir,
enfant, ado ou jeune adulte, est impacté, modelé
par ses rapports aux autres pendant ses années de
construction ? Nos parents étant évidemment nos
« premiers amours », c’est-à-dire les premières
personnes avec qui nos relations comptent
viscéralement, nous touchent profondément, nous
définissent, le personnage de cette mère est essentiel
dans le spectacle. Elle existe toujours à travers le regard
de sa fille, car elle est le personnage le plus important
de sa vie de jeune fille, pour le meilleur et pour le pire.
Vous n’avez rien inventé ? Tout est vrai, authentique, véridique ?
Tout est vrai et tout est faux. C’est pour cela que
j’aime beaucoup le terme « autofiction ». Pour moi,
l’autofiction, c’est le travail de création à partir d’une
histoire vraie, mais sans s’astreindre à un « pacte
de vérité » tel que l’autobiographie, par exemple,
l’exige.
Plus que de restituer la vérité, il s’agit pour
moi de travailler à partir d’une sensation, ici la «
sensation » d’avoir 19 ans, ou celle d’avoir 13 ans et
demi dans le spectacle précédent, et de la rendre avec
le plus de justesse, de vie, de vérité possible. Tous les
personnages, toutes les situations, sont donc inspirés
de choses que j’ai vécues, mais je ne m’astreins pas à
un devoir de vérité. Mon exigence n’est pas de raconter
mon histoire avec exhaustivité. Mon exigence est avant
tout de faire un spectacle qui puisse toucher les autres,
les faire rire, les émouvoir.
Quand on travaille à partir
de son histoire, il faut rapidement se libérer, je crois, de
cette question de la vérité. Je crois qu’il est illusoire de penser qu’une vérité absolue, consensuelle, existe. Nous
portons chacun en nous notre vérité, une vérité psychique, qui correspond à la façon dont nous avons vécu les
choses, mais qui n’est pas forcément la vérité pour les autres. Et c’est très bien comme ça !
Qu’exagérez-vous ?
Tout ce qui peut relever de « l’exagération » est amené, pour moi, par les exigences de l’écriture, les exigences de la création du spectacle. Le point de départ c’est le réel, mais à partir du moment où j’écris un spectacle, je vais grossir des choses, pousser des situations, appuyer sur une caractéristique ou une autre, pour raconter ce que j’ai envie ou besoin de raconter. Je vais faire des choix, couper des choses, en garder d’autres, insister sur un trait de caractère ou une situation. Ce sont des choix que l’on peut comparer au travail de montage au cinéma. Mon collaborateur artistique, Baptiste Ribrault, est justement monteur, ce qui n’est sans doute pas un hasard... Peu à peu, la question centrale devient la justesse du récit, la ligne narrative globale, le mouvement du spectacle qui doit fonctionner, c’est-à-dire faire une place au spectateur.
En quoi l’autofiction peut-elle devenir ici universelle ? Mythique ou exemplaire ?
En tant que spectatrice et que lectrice, je vois et je lis beaucoup d’autofictions. La question de l’universalité
de l’intime est une question qui m’intéresse passionnément, et depuis longtemps, elle a même été le sujet de
mon mémoire de recherche à l’Université Paris 3. J’aime énormément être touchée par une écriture de l’intime,
je suis toujours très émue, et même fascinée, quand l’intime de l’autre peut devenir, par un jeu de miroir, le
mien. Raconter mon histoire, en soi, n’a rien d’intéressant théâtralement, c’est même un geste assez pauvre en
soi.
Mais ce geste peut devenir intéressant, puissant, à partir du moment où il peut rejoindre l’autre dans son
propre intime, dans sa propre vie. Là, alors, il se passe quelque chose. La catharsis, en tant que rencontre avec
l’autre, a lieu. Quand Riad Sattouf raconte son enfance dans sa BD L’Arabe du Futur, je suis touchée en tant que
lectrice, parce que la façon dont il évoque sa propre enfance vient toucher quelque chose en moi, vient faire écho.
Quand Annie Ernaux parle de sa vie, de sa famille dans son livre Les Armoires vides, je suis touchée parce qu’elle
parvient, en plongeant dans son intime à elle, à mettre des mots sur mon intime à moi, et à l’éclairer curieusement
mieux que je ne l’aurais éclairé moi-même. C’est l’endroit mystérieux de l’intime, il est à la fois extrêmement
banal et en même temps incroyablement puissant. Cela dépend de la capacité de l’auteur, ou de l’autrice, à le
traiter dans son écriture. De sa capacité à en faire un objet qui, paradoxalement, en plongeant profondément
dans une histoire singulière, fasse écho à des milliers d’autres histoires singulières.
Philippe Caubère a dit, dans
un petit bouquin d’entretiens avec Pierre Charvet, « l’art, c’est la manière ». Je trouve que c’est très juste. Quand
des spectateurs sortent de mon spectacle en me disant « c’est de ma mère que vous avez parlé », ou « ce sont
mes 19 ans que j’ai vus sur scène », je me dis que j’ai réussi à toucher quelque chose en l’autre, et que je n’ai pas
seulement raconté mon histoire.
Vous vous exposez beaucoup, est-ce un geste cathartique ?
Oui, c’est un geste cathartique dans la mesure où mon histoire peut rejoindre celle des autres. J’aime beaucoup,
dans la catharsis, l’idée du miroir entre la scène et la salle, l’idée de faire communauté d’émotions, communauté
de joie ou de chagrin. Pour ce qui est de ma catharsis propre, c’est-à-dire du soulagement de mon histoire par
le fait de la raconter sur scène, oui, j’imagine qu’il y a quelque chose comme ça, évidemment. Je serais naïve ou
malhonnête de dire que non ! Mais pour autant, l’histoire que je raconte est digérée, depuis longtemps. Je pense
que si elle ne l’était pas, ça aurait quelque chose d’obscène, de gênant, pour les autres et pour moi. Encore une
fois, comme spectatrice, j’adore le travail de l’intime, mais j’aime sentir qu’il est mené avec la bonne distance.
Je
me sens gênée si quelqu’un raconte son histoire sans distance, en vivant au présent ses émotions, devant moi. Je
n’aime pas l’exhibition scénique.
Quels sont vos modèles ? Valérie Lemercier, Philippe Caubère ?
Oui bien sûr, Valérie Lemercier et Philippe Caubère sont deux modèles que j’admire énormément. Il y a Zouc aussi. Chez ces trois artistes, j’admire la finesse, la précision, la capacité inouïe d’observation et de restitution de l’humain, dans sa grandeur comme dans son ridicule, dans sa beauté comme sa noirceur.
Comment est-ce que cela se met en scène, soi-même ? Comment se dirige-t-on ?
Je passe au travail de plateau quand le texte est finalisé. Pour moi, l’écriture et le passage au jeu relèvent donc vraiment d’un même geste. Je n’écris pas un texte sur lequel je me pose ensuite des questions de mise en scène.
J’écris un spectacle, je le visualise très précisément, je visualise chaque personnage, chaque situation,
chaque énergie, très précisément, et ensuite, finalement, il ne s’agit plus que de « me le mettre dans le corps ».
Je travaille donc très scrupuleusement, très « scolairement », pour mettre en vie ce que j’ai écrit. Comme en
général, les décisions sur le spectacle et sa mise en scène sont prises avant le travail de répétition, c’est presque
comme un entraînement sportif de le répéter. Je répète donc seule pendant plusieurs semaines, puis Baptiste,
mon collaborateur, vient assister à des débuts de filage pour vérifier avec moi que les choses fonctionnent...
- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE NOTTE
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