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Elephant people

+ d'infos sur le texte de Daniel Keene traduit par Séverine Magois
mise en scène Renaud Cojo

: Du prodige à l’erreur : les monstres de l’Antiquité à nos jours

Les personnes visuellement différentes ont de tout temps excité l’imagination des autres êtres humains. Ceux d’entre nous que l’on désigne depuis l’Antiquité sous le terme de « monstres » défient l’habitude et se moquent du prévisible, suscitant à la fois l’anxiété et les spéculations de leurs congénères d’un modèle plus courant. Le corps extraordinaire est un élément fondamental des narrations par lesquelles nous donnons du sens à nous-même et à notre vision du monde. Un corps surprenant suscite un récit et des pratiques qui nous emmènent aux limites mêmes de ce que nous considérons comme humain. Certaines peintures rupestres de l’âge de pierre, par exemple, représentent la naissance de monstres tandis que les sites funéraires préhistoriques témoignent de sacrifices rituels complexes dont faisaient l’objet de tels corps. Aristote, Cicéron, Pline, saint Augustin, Bacon et Montaigne tentent d’expliquer, dans leurs schémas respectifs, ces perturbations survenant dans l’ordre naturel des choses. Pour ces pères de la pensée occidentale, le corps formé différemment, s’il est le plus souvent une preuve de la volonté ou de la colère divine, ou encore de l’infinie variété de la nature, est toujours l’occasion d’une interprétation.


Toujours signifiant, le corps singulier a, tour à tour, été envié, craint et révéré. En raison de leur rareté, les physiques exceptionnels ont toujours été instrumentalisés et rentabilisés par ceux qui se les appropriaient même dans les sociétés précapitalistes. Les rois égyptiens, les aristocrates romains et les nobles européens jusqu’au XVIIIe siècle gardaient près d’eux des nains et des bouffons comme autant d’animaux domestiques amusants. Dans l’Angleterre de la Renaissance, de très populaires « ballades monstrueuses » détaillaient les particularités physiques des corps anormaux et dévoilaient leurs enseignements cachés. Les gentilshommes érudits du début du siècle des Lumières collectionnaient dans leurs cabinets de curiosités, à côté de dents de requin, fossiles et autres noyaux de cerise finement sculptés, les reliques de corps monstrueux de plus en plus sécularisés.


A mesure que l’investigation scientifique commençait à éclipser les interprétations religieuses, l’anatomie interne de certains corps exceptionnels fut exposée dans les amphithéâtres de dissection et représentée dans les premiers traités médicaux. Le cabinet de curiosités prit une allure commerciale à travers la constitution de musées fort populaires, comme le fameux American Museum de P.T. Barnum, qui regorgeaient de « monstres ». L’ancienne pratique consistant à exhiber des corps anormaux dans les tavernes ou au coin des rues se déplaça au cours du XIXe siècle dans des institutions telles que les spectacles forains américains ou la Bartholemew Fair londonienne, où organisateurs de spectacles et montreurs de monstres rivalisaient pour répondre au désir apparemment insatiable du public de contempler ces phénomènes merveilleux. Opérant une rupture définitive avec le populaire, la science du XIXe siècle baptisa officiellement tératologie l’étude, la classification et la manipulation de corps monstrueux. Et tandis que l’explication scientifique éclipsait le mystère religieux pour devenir le discours autorisé de la modernité, le corps exceptionnel fut de plus en plus souvent présenté sous des termes cliniques comme ceux qu’élaborait la pathologie. Le corps monstrueux passa alors des planches des baraques de foire à la scène médicale. Ainsi, même si les discours sur le corps anormal firent au cours du temps l’objet de recadrages successifs au sein de différents registres, l’envie inquiète des hommes de donner texture, contenir et expliquer nos manifestations corporelles les plus inattendues n’a jamais cessé de se manifester.


Les corps singuliers sont politisés dès lors que la culture définit ses préoccupations à leur égard comme des réflexions sur les valeurs, l’identité et les projets individuels autant que nationaux. Sous les pressions extrêmes de la modernité, les significations qui leur sont appliquées passent d’un discours sur le merveilleux à une objectivation du déviant. A mesure que la modernité se développe dans la culture occidentale, le discours sur le monstre change de registre : le monstre prodigieux se transforme en phénomène pathologique. Ce qui autrefois était considéré comme l’enjeu d’une révélation devient objet de divertissement ; ce qui inspirait auparavant une crainte respectueuse suscite à présent l’horreur ; ce que l’on considérait jusque-là comme présage n’est plus qu’un objet d’étude. Bref, le prodige est devenu erreur.


Saturé de significations, le corps extraordinaire n’est jamais considéré en lui-même. Son caractère exceptionnel dénote autre chose, devient révélateur, se voit enveloppé d’un discours et existe socialement dans le domaine de l’hyper-représentation. Le mot « monstre » – qui fut peut-être le premier et le plus durable des termes appliqués au corps individuel – vient du verbe latin mostrare, qui signifie avertir, montrer ou signaler, et qui a donné le verbe moderne « démontrer ». Depuis l’Antiquité et jusqu’à ce que la main de Dieu desserre son étreinte sur le monde, les monstres étaient considérés comme une « démonstration » de la volonté divine. A partir du moment où les dieux se turent, les monstres devinrent des signes de la fantaisie de la nature ou – comme la génétique et l’embryologie les considèrent aujourd’hui – comme la pierre de Rosette dévoilant les mécanismes de la vie. En tant que présages, les monstres étaient la manifestation la plus importante d’une variété de phénomènes naturels étonnants qu’on appelait miracles, prodiges ou merveilles. Comme autant de signes miraculeux, les comètes, les tremblements de terre, les veaux à six pattes, les porcs à œil unique et les monstres humains confirmaient, contredisaient ou modifiaient ce que l’humanité s’imaginait être l’ordre des choses. En défiant les limites de l’humain et la cohérence de ce qui semble être le monde naturel, les corps monstrueux apparaissent comme des phénomènes sublimes, mêlant l’horrible et le merveilleux, suscitant autant l’attirance que la répulsion. Qu’il inspire la crainte, le ravissement ou la terreur, le monstrueux surgit des attentes culturelles tout en les contredisant.


La notion de monstre en tant que prodige s’efface peu à peu, transformant les corps singuliers en un lusus naturae, un jeu de la nature d’où émerge le « monstre naturel ». Ce qui était autrefois une merveille menaçante devient à présent une anomalie gratuite tandis que les monstres entrent dans la catégorie des curiosités. Le statut de curiosité ajoute une nouvelle dimension à l’ancienne quête du corps extraordinaire, déplaçant la propriété de tels corps de Dieu aux scientifiques, dont les Wunderkammern, ou cabinets de curiosités, préfigurent les musées modernes.


En réponse aux tensions de la modernité, l’ancienne pratique consistant à interpréter les corps extraordinaires n’a pas fait que glisser vers le séculier et le rationnel, elle a aussi prospéré comme jamais auparavant sur le marché en développement, où elle s’institutionnalisa sous la forme du spectacle de foire. Dans l’Amérique victorienne en particulier, l’exhibition des monstres devint un rituel public de grande ampleur qui réunit une nation hétérogène dans l’acte collectif du regard. Dans une époque turbulente de changements sociaux et matériels, le spectacle du corps extraordinaire stimule la curiosité, suscite les spéculations, émoustille, procure de la nouveauté, emplit les caisses, confirme la normalité et sanctionne l’identité nationale.


De l’époque du mouvement démocratique impulsé par le président Andrew Jackson dans les années 1830 jusqu ‘à l’ère des réformes progressistes marquant les deux premières décennies du XXe siècle, les Américains se pressèrent en grand nombre à ces spectacles de monstres. Alors que l’ancien discours sur le prodige survivait encore au niveau culturel et que le nouveau discours sur l’erreur se révélait encore plus fascinant, la période allant du milieu du XIXe siècle aux premières décennies du XXe constitua un moment de développement transitoire pour ces monstrations cérémonielles. Les anciennes exhibitions de curiosités humaines dans les tavernes et les spectacles, à peine plus respectables, organisés dans des salles louées par des imprésarios devinrent, au milieu du XIXe siècle, des expositions de monstres permanentes et institutionnalisées dans les « musées à trois sous » et plus tard dans les baraques de cirque, les foires et les sections spéciales installées dans les parcs d’attraction.


L’ancêtre de ces musées – qui à la fois annonça et façonna la myriade de musées populaires qui se constituèrent ensuite – fut l’American Museum de P.T. Barnum, acquis en 1841. Jusqu’au tournant du siècle, les « musées à trois sous » proliférèrent, offrant des spectacles de divertissement qui prétendaient à l’édification de toutes les classes de citoyens américains. Les monstres humains étaient le clou des spectacles de Barnum et tous les musées populaires qui suivirent dans les « salles de curiosités » et les « salles de conférences » de ces musées, ainsi que sur les estrades des baraques de foire, était présenté un incroyable éventail de prodiges allant des « Sauvages de Bornéo » aux Fat Ladies (femmes obèses), et réunissant squelettes vivants, albinos, jumeaux siamois, hommes velus, hommes troncs ou manchots, nains, géants chinois, hermaphrodites, jeunes garçons à la peau mouchetée et bien d’autres encore.


Depuis le prince de Galles et Henry James jusqu’aux familles les plus simples et aux plus humbles immigrants, les Américains se retrouvaient (tout comme le faisaient leurs contemporains britanniques) dans ces institutions profondément démocratisantes afin de contempler un Autre ineffable qui était à la fois le centre d’intérêt et la création des conventions d’exhibition hyperboliques du spectacle de monstres.
Le discours exagéré et sensationnaliste qui est l’essence même du spectacle de monstres s’applique à des corps d’apparence singulière que nous définirions aujourd’hui comme « handicapés physiques », soit différencie des spectateurs, lesquels éprouvent au sortir de cette confrontation un sentiment réconfortant de leurs propres banalité et normalité. Le discours sur les monstres structure un rituel culturel qui se saisit de toute déviation de la forme, puis l’embellit et l’accentue pour produire un spectacle humain dont chaque rite somatique se trouve dès lors chargé de signification aux yeux du spectateur fasciné. Une peau de bête, une lance et quelques grognements font par exemple d’un individu noir un peu « simple » le « chaînon manquant » de l’évolution. Une pigmentation cutanée irrégulière mise en valeur par un pagne et une frondaison de palmes font un parfait « garçon léopard ». Quelques plumes, des couvertures et une lourde masse transforment un « nègre ordinaire » en « prince au crâne de bronze ». Des têtes rasées, une couronne de plumes et des tuniques multicolores font de deux microcéphales des « enfants aztèques ». Les anomalies congénitales et les maux héréditaires ou évolutifs créent de multiples variantes d’hybrides humains et d’animaux qui rappellent les satyres, centaures et autres minotaures de la mythologie classique. Tout à la fois menaçant et attirant, cet espace culturel d’une licence apparemment infinie est précisément ce que les spectacles amplifiaient et délimitaient par leurs conventions d’exhibition.


En faisant du monstre une icône de la déviance personnifiée, les expositions font également du genre sexuel, de la race, des aberrations sexuelles, de l’ethnie et du handicap physique des systèmes discriminatoires légitimés par les variantes physiques – variantes que la figure multivalente du monstre résume à lui seul. Ainsi, ce que nous considérions comme un monstre naturel est en réalité un monstre culturel.


Rosemarie Garland-Thomson in « Zoo humains » (La découverte)

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