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El pasado es un animal grotesco

+ d'infos sur le texte de Mariano Pensotti
mise en scène Mariano Pensotti

: Entretien avec Mariano Pensotti

Propos recueillis et traduits par Christilla Vasserot pour le Festival d'Automne

Votre pièce Cineastas met en scène quatre cinéastes de Buenos Aires. Et les références cinématographiques sont récurrentes dans vos spectacles. Comment concevez-vous cette combinaison du théâtre et du cinéma ?


Mariano Pensotti : Le théâtre et le cinéma abordent chacun très différemment le problème du temps. Le cinéma est une invention qui pour la première fois a permis à l’être humain de capturer le temps, de préserver l’expérience, de la reproduire autant de fois qu’il en avait envie. Le théâtre, en revanche, a beau être fait de répétitions, il est le règne de l’éphémère, où le temps se dissipe ; ainsi, il ressemble bien plus à notre expérience quotidienne. C’est cela qui me fascine dans la relation entre théâtre et cinéma : la tension entre l’éphémère et le durable. C’est cette tension que je m’efforce de travailler dans mes pièces.
Et puis il se trouve que ma formation a été liée d’abord au cinéma, j’ai été réalisateur et scénariste. Et j’ai utilisé des procédés narratifs généralement associés au cinéma pour les transposer dans mes mises en scène. Je pense par exemple à La Marea, une « intervention urbaine » : dans une rue de la ville, nous installions neuf plateaux où des acteurs interprétaient de courtes scènes de la vie quotidienne ; pendant ce temps, leurs vies faisaient l’objet d’un récit sous forme de sous-titrage ; c’était comme si la ville réelle devenait un énorme plateau de cinéma. Dans El pasado es un animal grotesco, la scénographie est un manège tournant qui jamais ne s’arrête durant les deux heures que dure la pièce, comme le temps qui passe, ou comme un très long travelling, ou un interminable plan-séquence.
En revanche, je ne suis pas du tout intéressé par la reproduction au théâtre d’une esthétique cinématographique, pas plus que par l’utilisation plus banale de techniques audiovisuelles sur scène. Ce qui me séduit, c’est de récupérer une forme d’ambition narrative propre au cinéma, souvent enclin à raconter de grandes histoires où la tension entre le réel et la fiction est palpable, et transférer cela au théâtre sans utiliser les grands moyens, en m’en tenant à l’échelle humaine qui est celle du théâtre. Je me propose de raconter de grandes histoires, avec des personnages à qui il arrive des tas de choses, mais sans forcément travailler avec vingt comédiens, sans avoir recours à une technique élaborée. Au contraire, j’aime que les grandes fictions puissent surgir d’un petit format.


En quoi consistent ces « interventions urbaines » que vous évoquiez précédemment ?


Mariano Pensotti : Elles sont très différentes les unes des autres. Leur point commun, c’est l’installation de la fiction dans des contextes réels. Elles font parfois appel à la notion de « réalité sous-titrée » : ajouter des textes, certains préalablement écrits, d’autres rédigés en direct, et les projeter sur des scènes installées dans la ville, afin de rendre visibles toutes ces histoires qui demeurent cachées dans les espaces publics.
Dans La Marea, les neuf scènes interprétées par seize comédiens reproduisaient des situations de la vie quotidienne : un couple en train de dîner, un accident de moto, une fête, une personne en train de chercher le sommeil, une scène dans un bar, un couple en train de s’embrasser… Le public pouvait aller et venir d’une scène à l’autre, choisir sa propre combinaison, élaborer sa propre totalité. Le but était de raconter toutes sortes d’histoires susceptibles de se dérouler dans une rue, la nuit, pendant deux heures, en transformant des vies privées en exhibitions publiques, en incitant le public à poser un regard neuf sur un lieu qu’ils avaient déjà vu des centaines de fois.
Dans Interiores, le public avait accès à dix appartements d’un immeuble réel où, pendant plusieurs heures, les comédiens interprétaient différentes scènes. Les spectateurs déambulaient dans l’immeuble, s’introduisaient dans les appartements et dans ces vies, en se sentant un peu comme l’homme invisible. Dans l’une de mes dernières « interventions urbaines », A veces creo que te veo (Parfois je crois que je te vois), des écrivains écrivaient en direct des histoires sur des gens qui attendaient leur train dans une gare, ou dans une station de métro. Leurs ordinateurs portables étaient connectés à d’immenses écrans, les gens pouvaient donc lire ce qu’ on écrivait sur eux et sur les autres. Les spectateurs devenaient euxmêmes des personnages. Les écrivains, quant à eux, devenaient comme des caméras de surveillance littéraire dans cet espace public, le but étant de sous-titrer la réalité, de mettre à nu la théâtralité du quotidien tout en créant de la fiction dans un espace réel.


Dans El Pasado es un animal grotesco comme dans Cineastas, quelques comédiens interprètent une foule de personnages. Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ?


Mariano Pensotti : Les deux pièces ont quelque chose à voir avec l’épique : quand on raconte ce qui arrive à un groupe de personnes pendant dix ans (El Pasado es un animal grotesco), quand on relate les vies privées de quatre cinéastes tout en représentant les films qu’ils tournent (Cineastas), il y a là quelque chose qui tient de l’épique. Et ça l’est d’autant plus si les comédiens ne sont que quatre ou cinq et si les dispositifs scéniques sont certes complexes d’un point de vue conceptuel, mais simples dans leur réalisation.
Ces dernières années, le théâtre argentin a eu tendance à se focaliser sur de petites histoires, la représentation de conflits familiaux.
Moi, au contraire, je veux revendiquer pour le théâtre la possibilité d’évoquer des vies privées mais aussi des événements historiques, politiques ; j’ai envie que le théâtre puisse débattre de sujets d’esthétique ou de philosophie ; je m’efforce d’interroger la représentation pour en forcer les limites ; je préfère travailler au bord, là où le théâtre croise d’autres disciplines artistiques ou la réalité elle-même.
Le travail avec les comédiens a été long et intense. Nous avons répété chacune des pièces durant une année environ.
C’est aussi dû au fait que, bien que mes textes aient été écrits avant le début des répétitions, ils ne sont pas au format théâtral traditionnel, ils ressemblent moins à une pièce dramatique qu’à de petits romans, avec un style assez littéraire. Une partie du travail consiste donc à découvrir et à développer avec les comédiens la théâtralité de ces textes. La virtuosité des comédiens est fondamentale, pas en tant que valeur en soi, mais parce qu’ils doivent construire quelque chose de complexe, aussi bien durant les répétitions que sur scène.


Ces deux spectacles sont également liés par la présence d’un ou plusieurs personnages-narrateurs. Sont-ils la voix off capable de donner sens à cet « animal grotesque » qu’est le passé ? Ou bien cette voix détermine-t-elle le rapport que votre théâtre entretient non seulement avec le cinéma mais aussi avec la littérature ?


Mariano Pensotti : Les deux spectacles sont bâtis sur une juxtaposition entre des scènes représentées et le récit d’un narrateur qui donne un nouveau sens à ce que le spectateur voit sur scène. Le narrateur peut raconter des choses que le public ne voit pas, qui ont eu lieu avant, ou qui auront lieu plus tard, ou qui existent seulement dans la tête des personnages. Il ne s’agit pas d’un narrateur totalement omniscient ou distancié car il est présent dans ces scènes et, parfois, il ne sait pas avec certitude ce qui va arriver. Cette dissociation entre narration et représentation m’intéresse au plus haut point. Elle permet à des situations quotidiennes, à des moments anodins, pris dans la vie des personnages, d’atteindre une dimension plus large et plus complexe.
Il est vrai, aussi, que tout cela est lié à mon goût de la littérature. D’une certaine façon, le narrateur présent sur scène rend plus évidente la dimension littéraire des textes, il permet que, parfois, la pièce devienne une sorte de livre représenté sur scène d’une étrange manière. Mais ce qui me semble plus important encore, surtout dans le cas de El Pasado es un animal grotesco, c’est que la présence de ce narrateur est liée à l’idée que le passé, l’expérience vécue, ne cesse de se transformer chaque fois que nous le racontons. Nous sommes tous faits de récits, nous sommes ce que nous racontons de nous-mêmes.
J’aime penser que ce qui perdure du passé, ce sont des fragments dispersés d’un film inachevé dont le scénario a été perdu, des morceaux que quelqu’un s’efforce de rassembler en racontant ce qui s’est passé… Les travaux d’Henri Bergson sur le temps et le récit n’ont cessé de nous accompagner durant l’élaboration du spectacle.
J’ajouterai que le récit nous transforme, il ne transforme pas seulement les événements narrés, il transforme aussi le narrateur. C’est une idée très présente dans Cineastas : le narrateur qui est sur scène rappelle la classique voix off du cinéma et, en même temps, la pièce met l’accent sur le fait que réaliser un film (qui est une forme de récit) transforme la vie privée de son réalisateur.
Enfin, si le passé est construit sur des récits, le présent est aussi construit sur des fictions. Notre expérience est infiltrée par la fiction que nous absorbons tout au long de nos vies. Cette notion classique selon laquelle les fictions prolongent nos vies éphémères pourrait être renversée : nos vies sont un véhicule permettant aux fictions de se prolonger car nous agissons en imitant ou en reproduisant ce que nous avons lu, ou vu au cinéma, à la télé.


Dans quelle mesure ces vies individuelles sont-elles emblématiques d’une Histoire argentine ?


Mariano Pensotti : Il y a une constante dans mes spectacles : l’intérêt pour le conflit entre vie publique ou sociale et vie privée. Dans El Pasado es un animal grotesco, j’avais envie d’interroger la façon dont l’histoire collective d’un lieu, dans un laps de temps bien précis, pouvait influencer ou non des histoires privées. De quelle façon l’Histoire ou les grands événements de nos villes sont-ils liés à des épisodes intimes ? En l’occurrence, il s’agit d’un groupe de personnes appartenant à la même génération que la mienne. La pièce met en scène dix années de leurs vies, entre 1999 et 2009, entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Les quatre personnages vivent des conflits liés à la difficulté d’être ce qu’ils désirent être.
Leurs vies se font et se défont sans cesse, elles sont traversées par des crises personnelles et économiques, ce qui peut clairement être mis en rapport avec l’Histoire de l’Argentine. Ils ont grandi pendant la dictature militaire, de la fin des années soixante-dix au début des années quatre-vingts, ils ont connu les crises sociales et économiques qui ont suivi le rétablissement de la démocratie ; tout cela est gravé en eux : la précarité, la sensation que la vie peut changer du tout au tout, d’un instant à l’autre. Ils ont constamment l’impression que leurs vies pourraient être meilleures s’ils étaient quelqu’un d’autre, ou s’ils vivaient ailleurs… C’est une idée qui me semble très étroitement liée à ma génération et à Buenos Aires.
Buenos Aires est une ville d’une grande théâtralité, due en partie à sa tradition de théâtre indépendant, mais également au fait que ses habitants pensent être ce qu’ils ne sont pas. Il y a un décalage entre ce que les gens veulent être et ce qu’ils sont. Il règne au quotidien un très haut niveau de théâtralité. C’est une situation de schizophrénie : beaucoup de gens se perçoivent comme des Européens en exil et non comme des Latino-Américains. La ville est pleine d’immeubles qui imitent ceux d’autres villes ; on y a d’ailleurs tourné pas mal de films dont les histoires se déroulent ailleurs. Et puis, très fréquemment, on envoie les enfants suivre des cours de théâtre, comme un loisir ou une activité thérapeutique… Tout cela fait que Buenos Aires est pour moi une ville fascinante car elle regorge de possibilités en termes de théâtre. Mes pièces parlent de la ville et de la relation qu’elle entretient avec ceux qui l’habitent. Dans El Pasado es un animal grotesco, l’histoire des personnages est indissociable de celle de Buenos Aires. Dans Cineastas, le but était de raconter l’histoire de cette ville à travers la fiction créée par ses habitants. Cineastas est une façon de raconter Buenos Aires à travers les vies et les oeuvres de ses cinéastes. Ce qui sous-tend tout cela, c’est qu’on ne connaît jamais vraiment un lieu à travers la vie de ses habitants, on le connaît grâce à sa production fictionnelle.

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