theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « El Viento en un violin »

El Viento en un violin

mise en scène Claudio Tolcachir

: Entretien avec Claudio Tolcachir

D'où est partie l'idée de travailler sur la famille Coleman ? Et quel type d'équilibre avez-vous cherché à créer entre les différents personnages et les affects qui circulent entre eux ?


Claudio Tolcachir : Je dirais que ce qui arrive à ces personnages – les membres de la famille Coleman – est tragique. Ils sont coincés : ils n'arrivent pas à trouver le moyen de sortir de leur situation, de s'insérer dans le monde, d'atteindre un état qui s'approche du bonheur. En un sens, ils sont en dehors du monde, prisonniers d'un fonctionnement malade. Le spectateur qui regarde tout ça de l'extérieur peut voir cette situation comme quelque chose de terrible. Mais pour eux, cette situation est naturelle : c'est leur manière de vivre. Et comme ils vivent ce tragique avec une forme de naturalité, ce tragique devient absurde ; cette absurdité introduit une ligne d'humour au coeur du tragique. La pièce joue donc sur un décalage : la séparation entre la manière dont les spectateurs regardent cette famille, leur désir de les voir changer, de les voir réagir autrement – et les personnages, qui eux continuent à vivre de la même manière.


Au départ, les membres de la famille sont dans une situation bloquée. Mais pour que le récit se mette en route, il faut un moment de déséquilibre, de rupture. Qu'est-ce qui fait basculer cet univers ? Est-ce le retour de Veronica, la fille qui a grandi en dehors du cadre familial ?


Claudio Tolcachir : En réalité, Véronica fait partie intégrante de la tragédie. De par son éducation, elle a certes accès à un autre monde – mais sans pouvoir vraiment s'extraire du contexte familial. A partir du moment où elle ré-entre dans la famille, elle est coincée. Le personnage du chauffeur, lui, est peut-être le plus proche du regard du spectateur : il voit cette situation sans y appartenir. C'est un relai, il transporte le regard de celui qui rentrerait dans cette maison sans connaître les règles du jeu. Véronica est liée d'une autre manière : elle porte sur ses épaules le poids d'avoir vécu une vie différente. Elle se sent coupable vis à vis des autres, ce qui est une autre forme d'enfermement. L'endroit qu'occupe Veronica, c'est finalement celui que nous occupons tous. Elle représente la relation que chacun entretient avec la possibilité de se libérer, de se réaliser, tout en concevant qu'une partie de notre famille ne peut pas le faire.


Chaque personnage peut représenter une part de nous-même. A travers la famille Coleman est-ce que vous avez voulu recréer un monde complet, avec ses propres règles ?


Claudio Tolcachir : Je crois que oui, pour une part. Ceci dit, quand quelqu'un raconte une histoire, c'est toujours une histoire particulière. Là il s'agit de l'histoire de la famille Coleman. Je ne prétends pas raconter le monde en général – mais en écrivant cette histoire, je suis conscient des échos qui peuvent se créer, au niveau subjectif, et également au niveau des mécanismes sociaux.


On a l'impression qu'au sein de cette famille, il n'y a pas de f rontière entre les individus, les corps. Ils sont tous collés les uns aux autres. Comment avez-vous choisi de représenter cet étouffement ?


Claudio Tolcachir : La première chose, c'est que les rôles au sein de cette famille n'existent plus – ils ont été rompus. La mère n'est pas la mère – elle est plutôt la fille de ses enfants. Il n'y a pas de père, pas d'exemple à suivre, pas de projet. Les personnages survivent au jour le jour – sans même se demander comment sortir de cette situation. Pour représenter cela, je crois beaucoup au potentiel de réalité que peuvent dégager les acteurs, l'état de vérité auquel ils parviennent. Du coup, je crois que les spectateurs ressentent le besoin qu'ont les personnages de sortir de cette maison – besoin dont les personnages eux-mêmes n'ont pas conscience. Les spectateurs voient qu'ils n'y arrivent pas, et qu'ils ne font rien pour y arriver. On voudrait qu'ils refusent cette réalité, qu'ils s'en sortent. Cela génère une forme d'asphyxie.


Cet état de vérité dont vous parlez permet-il de créer une identification aux personnages?


Claudio Tolcachir : Je pense que l'identification aux personnages joue sur cette frontière : on a envie qu'ils s'en sortent, parce qu'on reconnaît la situation d'enfermement dans laquelle ils se trouvent. Cela nous renvoie à nos propres choix. Après, l'identification fonctionne aussi en fonction de l'âge, de la situation de chacun de nous dans la vie. Le cas de Veronica et de Marito est intéressant : ils sont tous les deux enfants des mêmes parents, mais n'ont pas eu le même parcours. Ils auraient pu avoir les mêmes opportunités, mais Véronica a pu accéder à un monde plein de possibilités, et pas Marito. Cette question : « pourquoi pas moi ? Pourquoi n'ai-je pas accès au bonheur ? » – je crois qu'elle traverse toute la pièce. C'est un des points fondamentaux du conflit. Et il y a là quelque chose qui nous affecte tous.


La pièce s'appelle « La omisión de la familia Coleman ». Il est question d'une omission, mais celle-ci génère finalement autant de situations que de personnages.


Claudio Tolcachir : Tout à fait. Plus qu'une absence réelle – celle du père – il s'agit d'un processus : celui de cette famille. « La omisión » ne marque pas un événement en soi, c'est plutôt ce qu'ils font pour survivre : ne pas se parler, ne pas dialoguer ensemble, ne pas résoudre les conflits. Ce mot décrit plutôt leur façon de laisser les choses se faire, alors même qu'elles ne vont pas.


Cette « omisión » ouvre également sur l'énigme de l'origine, symbolisée par l'absence du père. Est-ce que la disparition de la grand-mère n'est pas l'événement qui met à nu cette énigme ?


Claudio Tolcachir : Chacun des personnages est confronté à des questions – mais qu'il refuse de se poser. Chacun a des responsabilités à assumer – mais qu'il n'assume pas. Cela amène la tragédie à un degré de violence de plus en plus grand – jusqu'au moment où ça éclate, parce que la grand-mère meurt. La grandmère était l'élément d'équilibre entre les membres de la famille. Après sa mort, chaque membre essaie de survivre comme il peut, sans projet spécifique, en continuant sur sa lancée.


Du coup, la pièce n'ouvre pas non plus sur une résolution de la violence qui éclate après la mort de la grand-mère ?


Claudio Tolcachir : Non, effectivement, il n'y a pas de solution dans cette histoire. La fin de la pièce est finalement le résultat d'une succession d'omissions. A la fin, tous ces personnages se retrouvent dans le monde, sans projet, et sans maturité.


Diriez-vous des personnages de la famille Coleman qu'ils sont à la limite de la caricature ? De la folie ? Ou qu'ils sont finalement extrêmement réalistes ?


Claudio Tolcachir : Je crois qu'ils sont aussi réalistes que l'univers qui les entoure. En aucun cas ils ne prétendent être des symboles ni des métaphores de quoi que ce soit. Voila leur vie. Pour certains elle peut paraitre absurde, pour d'autres c'est un fragment de la réalité.


Comment s'est déroulé le processus de création ?


Claudio Tolcachir : Nous sommes un groupe qui travaillons ensemble depuis 10 ans – et cette pièce a été ma première expérience en tant que dramaturge. Ça a été très important pour moi de pouvoir rechercher avec les acteurs, pas à pas ; de faire émerger l'univers que je voulais créer. Petit à petit, nous avons appris à connaître les membres de cette famille. La pièce est plutôt née de l'approfondissement des personnages que de la trame de l'histoire. Nous voulions que ces personnages soient vivants, qu'ils soient complexes, ambigus. Cette pièce est une manière de relater un moment de la vie de ces personnages.


Vous avez procédé à une forme d'immersion dans la vie de ces personnages ?


Claudio Tolcachir : Oui, toute la première période de répétition a consisté à faire vivre ensemble ces personnages, afin de voir comment ils réagissaient, quelles multitudes de relations s'établissaient entre eux. Toutes les répétitions ont eu lieu dans ma maison, à Buenos Aires – et ces répétitions nous ont permis de connaître les secrets de ces personnages – beaucoup plus que ce qui apparaît réellement dans la pièce. Les acteurs ont cherché à les rendre les plus vivants, les plus réels, les plus humains possibles... On peut vraiment dire que ces personnages ont acquis une existence à part entière – en dehors de la pièce.


Étant donné que ces personnages ont une existence autonome, on pour rait presque imaginer une autre pièce, décrivant un autre moment de leur vie ?


Oui, pourquoi pas, dans quelques années peut-être... Le retour de la grand-mère morte ! (rire)


Comment définirez-vous votre travail de dramaturge : il s'agit d'agencer, de monter les moments qui émergent des répétitions ?


Claudio Tolcachir : Après avoir bien appris à connaître les personnages, le travail de dramaturge consiste à apprendre leurs histoires, à les assembler dans le cadre d'une pièce, et à trouver comment créer le quotidien de cette famille de la manière la réaliste possible.


Vous travaillez actuellement sur une nouvelle pièce El viento en un violin . Est-ce que vous pouvez nous parler de cette création ?


Claudio Tolcachir : Je dirais que c'est un enfant qui est en train de naître, une personne que je commence tout juste à connaître... Je suis en train de développer l'histoire de chacun de ces personnages – la structure, la manière dont ils évoluent. Et les acteurs, par leurs improvisations, les enrichissent progressivement.
Je peux déjà vous dire que le final de cette histoire sera la formation d'une nouvelle famille. Au départ, il s'agit d'un groupe, traversé par le désespoir, l'impuissance, le manque de temps – mais dont émergera une famille, construite de manière non-conventionnelle. L'idée serait de représenter une famille soutenue par l'amour. Une famille dont le lien commun serait l'amour me paraît beaucoup plus forte que la convention familiale traditionnelle.


Est-ce que le destin de cette famille sera, comme pour la Omisión de la familia Coleman, uniquement fait de conflits, d'impasses ?


Claudio Tolcachir : Les personnages de la pièce viennent tous de mondes différents, ils ont des personnalités et sont issus de classes sociales très différentes. Il n'y a pas entre eux de liens familiaux traditionnels – le père, la mère – mais ils vont chercher à avoir un enfant : c'est l'existence de cet enfant qui permettra la construction d'une famille. Ce désir d'enfant va générer de l'amour entre des gens qui n'ont rien à voir entre eux. Au coeur de leurs problèmes, de leur désespoir, cet enfant va faire émerger un équilibre. Mais par ailleurs, le conflit est un moteur pour moi ; c'est ce qui m'intéresse le plus dans mes recherches sur les personnages. Avec cette pièce, j'ai envie de proposer un fil d'espoir. Dans un monde social séparé par les distances économiques, culturelles – cet espoir sera engendré par l'amour.


Est-ce que vous diriez que la famille qui émerge dans la création représente une forme d'utopie ?


Claudio Tolcachir : Les personnages se retrouvent dans une réalité absolument différente de celle dont ils avaient rêvé. Par ailleurs, toutes leurs actions sont répréhensibles d'un point de vue moral, pour toute société civilisée. La construction finale de cette famille va être le résultat d'erreurs sans fin – conscientes et inconscientes. Peut-être que la somme de ces erreurs les rapprochera du bonheur. Peut-être alors qu'il s´agit effectivement d'une utopie – construite sur la difficulté de vivre sans règles.


Vos mises en s cène se font toujours en deux temps : un premier temps, qui est celui de la construction de l'espace, des personnages, chez vous, à Timbre Quatro. Et un deuxième, où vous essayez d'aménager le théâtre à l'espace de ces personnages.


Claudio Tolcachir : Oui, le théâtre que j'essaie de faire s'appuie principalement sur les acteurs. Pour moi, c'est cela la magie du théâtre : chaque acteur invente un espace singulier. J'essaie donc d'abord d'extraire la vérité de ces personnages. Ensuite, il faut créer l'espace dans lequel ils vont vivre, afin que le spectateur puisse à son tour comprendre, approfondir, augmenter cette réalité. Ce qui m'intéresse, c'est que le spectateur puisse compléter cet espace, se projeter à l'intérieur. Je ne veux pas lui donner un produit fini, mais lui laisser une place pour inscrire sa propre histoire.


Cette création adopte donc le même mode de recherche, mais tout en essayant d'inventer un univers totalement différent ?


Claudio Tolcachir : Oui, c'est très important pour l'évolution du groupe : il nous faut chercher quelque chose de complètement différent à chaque fois. Que les acteurs remettent tout en jeu. C'est un des défis que nous nous posons pour chaque pièce.


Propos recueillis par Gilles Amalvi
Traduction par Maxime Seugé

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.