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Effleurement

mise en scène Clara Chabalier

: Note d’intention

En mars 2014, j'ai été invitée à intervenir à l'Ecole Régionale d'Acteurs de Cannes, dans le cadre des « Ateliers d'Ecritures Contemporaines » . Ce stage débute par un comité de lecture qui rassemble un grand nombre de textes contemporains français et étrangers, parmi lesquels Michel Corvin, professeur d'histoire du théâtre et dramaturge, avait glissé ce texte qu'il avait jugé intéressant. J'ai immédiatement eu un coup de foudre. J’ai travaillé trois semaines avec 6 jeunes acteurs, l'atelier s'est clôt par une présentation publique.
Enthousiasmée par ce laboratoire et par la découverte d'une auteure dont l'oeuvre est encore peu connue en France, je ressens la nécessité de continuer de travail.


Tentative de contact


Le titre original croate, Dodir, est intraduisible en français. Ce mot désigne la tentative d'un toucher à la fois sensuel et meurtrier. Il est représenté précisément par le rapprochement du doigt de Dieu et de l'homme dans la fresque La création d'Adam de Michel Ange, qui orne la Chapelle Sixtine. Il se réfère donc également à l'acte de création : par le toucher, Dieu donne naissance à l'homme. Le mystère entourant la naissance de Bouboule est mis en lien avec l'histoire de l'Art.


Puce vient pour fêter l'anniversaire de sa fille, mais cet anniversaire est-il celui de sa naissance ou de sa résurrection : le jour où sa mère a choisi de la faire vivre et de l'accepter comme « son unique enfant »? Pourquoi sommes-nous nés ? Y a-t-il une raison à notre passage sur Terre ?


L'acte de création est aussi lisible dans la coiffure à laquelle travaille Bouboule. En agissant ainsi sur le corps de sa mère, sur son apparence physique, sur son identité, elle cherche à la transformer, elle tente de « faire oeuvre ». La précision mécanique des gestes de coiffure est sans cesse perturbée car Puce n'est pas une cliente normale. Ce conflit entre l'artificiel et le vivant, entre la réalité et son mime, est un moteur principal de jeu, qui sous-tend toute la pièce.


L'effleurement est ainsi au coeur de l'écriture, qui cherche à s'emparer de sujets aussi violents que l'inceste, le viol, le non-dit dans la relation mère-fille avec délicatesse, avec fébrilité : comme une main hésite à frôler une plaie à vif.


Une écriture ouverte


Le dialogue entre les deux femmes travaille sans cesse sur une suspension du sens : à la fin de la pièce, aucune réponse satisfaisante ne sera apportée sur la cause du malaise. Ces personnages se rapprochent du théâtre beckettien : le non-dit transpire dans le silence d'une phrase inachevée, dans l'esquisse d'un geste qui sortirait du cadre, la situation banale s’échappe brusquement vers l’absurde ou le fantastique. Le spectateur est amené à écrire avec les personnages pour reconstituer l'énigme, tenu par le suspens intense qui entoure chacun de leurs actes.


Le Centre dans lequel Puce travaille et où Bouboule a vécu mais qu'elle a quitté reste mystérieux et on ne peut savoir s'il s'agit d'un hôpital, d'une prison, d'un lieu où Puce dispense des services sexuels, d'un camp de concentration, ou d'un camp de regroupement tel que les pays d'ex-Yougoslavie en ont connu pendant la guerre, où les femmes étaient violées.
Le Centre est un organe du pouvoir, qui décide comment les personnes qui y travaillent doivent s'habiller, agir, se comporter, et qui organise le « départ » de ceux qui y sont enfermés. C'est en tous cas un lieu clos, très réglementé, un lieu qui se définit par opposition à la périphérie où se situe le salon de coiffure.


L’image de la roue du destin revient plusieurs fois par la radio. D’abord, c’est à travers la très célèbre cellule rythmique du premier mouvement de la 5e Symphonie de Beethoven (appelée Symphonie du Destin) qu’apparaît l’idée d’une fatalité qui mènerait toujours à la catastrophe. Puis, prétextant un « jeu de la phrase la plus longue », la radio demande que cette roue de l’univers, qui d’habitude est changeante et alterne entre bonheur et malheur, soit « la plus grande, la plus belle et la plus fiable, qui ne pourra jamais et ne devra jamais se détraquer dans la lutte sans fin... »


La roue donne également à la pièce sa dimension cyclique. La même image ouvre et clôt la représentation : Bouboule est penchée sur sa mère pour la laver, les notes grésillantes du standard de jazz The Man I Love résonnent dans la pièce, un sourire mélancolique se dessine sur le visage de Bouboule. Mais les rôles s'inversent : à la fin, c'est la mère qui s'occupe de la fille...


Juste avant cet « éternel recommencement » est évoquée une idée réccurente dans l'écriture d'Asja Srnec Todorović : l'acte de respirer, qui permet au corps contraint et enfermé d'accéder à la liberté, à l'apaisement, au calme.
Cet instant se confond dans Effleurement avec celui du dernier souffle : Puce raconte à sa fille ce moment où, en haut du mur, enfin « paisible... en sécurité », elle regarde la ville (« ce petit biscuit inoffensif ») d’en haut. Elle décide de se jeter en bas avec son bébé, dans une pulsion suicidaire, mais renonce en cours de route et bat des bras pour remonter sur le mur.
Ce monologue étrange, saccadé, renvoie aux derniers mots de Respire !, une pièce qui sera écrite trois ans plus tard :


« Nous allons bien, et personne ne peut plus nous faire de mal, bien qu'il puisse vous sembler le contraire. Vous ne pouvez rien contre nous, ni contre moi, ni contre quiconque. Nous respirons calmement et, bien que nous ne soyons peut-être pas définitivement sauvés, nous finirons par l'être un jour ou l'autre. Et peut-être n'avons-nous jamais été enlevés, et peut-être n'avons-nous jamais encore été captifs, et peut-être n'avons-nous jamais été tués. Tout cela reste à advenir. Mais pas maintenant. Plus tard. Respirons calmement. »


Travail avec les actrices


Cette écriture fragmentée suppose des intentions contradictoires d'une réplique à l'autre, et sera tenue par un important travail physique.


Le corps, le rythme des personnages, travaillent en opposition : Bouboule, très maigre (anorexique?) est enragée, nerveuse, agitée.
Elle se déplace sans cesse, dépense une grande énergie dans son travail, dans lequel elle se concentre avec application.
Au contraire, Puce, « bien en chair », est assise la plupart du temps, « raide comme du bois » : la tension se manifeste par l'immobilité, la rigidité et la passivité.


Je chercherai avec les actrices Caroline Darchen (Puce) et Pauline Jambet (Bouboule) à élargir la zone du toucher, dont la peau est le principal organe, à développer une sensibilité physique extrêmement aigüe, et à convoquer une mobilité émotionnelle tout en préservant pudiquement le secret de ces personnages. Il s'agit d'accompagner les actrices afin de saisir la vie qui transparaît quand le geste mécanique de la coiffure est épuisé, perturbé : la beauté d'une hésitation, le pli d'un sourire mélancolique, un éclat de rire complice qui soudainement délivre l'intensité des rapports.

Clara Chabalier

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