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: Entretien avec François Berreur

Propos recueillis pas Jean-François Perrier

Pourquoi vouloir faire entendre le Journal de Jean-Luc Lagarce à travers votre spectacle Ébauche d’un portrait ?


François Berreur : Ce projet est né d’une demande de Micheline et Lucien Attoun, qui souhaitaient présenter Jean-Luc Lagarce à Théâtre Ouvert. Parce qu’on me demande souvent : « Comment était Jean-Luc Lagarce ? », « Comment c’était de travailler avec lui ? », j’ai imaginé qu’il venait raconter sa vie, dans une sorte de conversation avec le public, une sorte de conférence pour se présenter et pour s’auto-commenter. Il faut préciser que Jean-Luc Lagarce débute l’écriture de son Journal à l’âge de vingt ans, en 1977. C’est le moment où il commence à faire du théâtre. Il se tiendra à son écriture sans interruption jusqu’à sa mort, ou presque. C’est vraiment toute une vie qui se retrouve exposée dans ce journal.


Comment avez-vous travaillé concernant l’adaptation de ce texte ?


J’ai eu la chance de commencer cette adaptation au moment où je préparais l’édition complète du Journal de Jean-Luc Lagarce. Je l’ai donc construite comme une réelle traversée de l’oeuvre, en retenant ce qui me paraissait témoigner des instants les plus significatifs de cette vie, qui se déroule, au fil des pages, presque jour après jour. J’ai choisi les extraits qui me semblaient être les plus facilement “théâtralisables” dans le cadre de représentation que j’imaginais. J’ai, par exemple, privilégié les parties du texte où l’auteur s’adresse directement au lecteur, devenu spectateur au moment du passage au théâtre. D’ailleurs, au moment des premières représentations, beaucoup de gens pensaient que j’avais rajouté des textes de mon cru, tellement ils étaient surpris de cette adresse directe. Mais tout ce qui est dit sur scène vient du Journal et uniquement du Journal. À travers ce travail, je souhaitais aborder tous les thèmes, tous les sujets que l’on retrouve dans le Journal. Il n’était pas question de laisser quelque chose en dehors de l’adaptation, d’éviter certains sujets. Cela ne veut pas dire pour autant que j’ai constitué des fiches thématiques. Je voulais juste qu’on soit au plus proche de la personne que fût Jean-Luc Lagarce, de ses enthousiasmes, de ses déceptions, de ses mensonges, de ses obsessions et surtout de son sens de l’humour. Il adorait faire rire lorsqu’il était en société. On lui pardonnait tout, parce qu’il savait séduire en faisant rire. Il savait s’adapter aux différents publics qu’il avait autour de lui. Il avait une extrême finesse, qui se retrouve dans son Journal. J’ai beaucoup insisté auprès de Laurent Poitrenaux, qui incarne Jean-Luc Lagarce sur scène, pour que l’humour soit au coeur de son travail.


Mais le Journal est également rempli de réflexions amères sur la solitude et sur la souffrance qui en découle…


Cela faisait partie des contradictions de Jean-Luc Lagarce. Il souffrait, je crois, autant qu’il revendiquait cette solitude. C’est peut-être aussi son engagement dans l’écriture qui lui faisait alterner proximité et retrait permanent, convivialité et solitude.


Dans le Journal, il parle curieusement très peu de son travail d’écrivain.


C’est un sujet qu’il n’abordait jamais dans la vie, ou vraiment très peu. Dans son Journal, il note parfois les difficultés de l’accouchement des pièces, mais c’est tout. Il ne parle pas non plus de son travail de metteur en scène. Il évoque les « premières », qui sont souvent des « succès », mais aussi, bien sûr, les échecs. Il faut dire qu’au début de sa compagnie, Le Théâtre de la Roulotte, lorsqu’on passait de quinze spectateurs un soir à soixante un autre, on considérait que c’était un soir de succès : tout est relatif ! Le Journal ne fait pas l’impasse sur les années de vaches maigres qu’il a, que nous avons, vécues. Par contre, son Journal constitue une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la certitude qu’avait Jean-Luc Lagarce d’écrire pour le futur, d’écrire pour la postérité. Il voulait faire avancer l’Histoire du théâtre, en écrivant ses pièces, et non pas seulement rapporter et coucher sur le papier les questions qu’il se posait. Il était persuadé qu’une oeuvre ne s’inscrit que dans le temps pour le dépasser. Il disait qu’il fallait faire « avancer le schmilblick », trouver des formes nouvelles, mêmes modestes, pour inventer le futur. C’était un auteur très classique en ce sens, très cultivé, avec une connaissance incroyable de la littérature, du théâtre, du cinéma. Un auteur qui s’était fixé le but de « faire oeuvre », de ne pas écrire une pièce de plus, mais une pièce différente de ce qui existait déjà. Dans le Journal, on a cette conscience de l’oeuvre en train de se faire, même dans l’incompréhension du monde, même dans les moments de non reconnaissance. Il faut noter qu’après l’échec de Juste la fin du monde, la rédaction du Journal devient alors sa bouée de survie littéraire. Il a écrit dans le Journal en 1985 : « J’ai pensé aussi que j’étais trop pressé et que l’oeuvre littéraire prendrait la vie entière et que je ne saurais jamais rien en fait de son intérêt. Cela ne me rendit pas triste ou gai. C’était une évidence. » Il a eu bien sûr des doutes, mais je crois que beaucoup de choses ont été écrites dans cette conviction, dans la perspective de son succès posthume. C’est une forme de rapport avec l’immortalité, avec la survivance. Et en effet, son oeuvre est restée vivante au-delà de sa mort.


La mort, la sienne et celles des autres est justement un thème récurrent du Journal.


Chaque jour, il notait la mort des gens connus : essentiellement des écrivains, des acteurs et des réalisateurs de cinéma. Parfois, c’est juste une notation et parfois, il y a un commentaire parce qu’il avait un lien avec la personne décédée. Quant à sa propre mort, c’est au tout début du Journal qu’il annonce qu’il va mourir jeune d’une longue maladie alors qu’à l’époque, le Sida n’a pas encore fait son apparition. Est-ce une prémonition ou les propos d’un jeune homme romantique se rêvant écrivain ? Lorsqu’il parle de sa maladie, c’est toujours très simplement, très ouvertement, avec là encore de l’humour, même dans les moments que l’on sent plus difficiles.


On a souvent parlé de pièces de Jean-Luc Lagarce comme étant fortement autobiographiques. À la lecture du Journal, cela ne semble-t-il pas un peu faux ?


Je crois, en effet, que ses pièces sont faussement autobiographiques. Il y a, bien sûr, une part autobiographique, mais c’est un point de vue assez réducteur. Dans le Journal, par exemple, beaucoup de gens sont surpris par ce qu’il dit de sa famille, de ses liens avec ses parents, de la gratitude qu’il a pour eux.


Quel pourcentage de l’oeuvre votre adaptation représente-t-elle ?


Dans une première version, sur les mille pages que comptent le Journal, j’en ai d’abord conservé deux cent trente. Puis je l’ai réduite à soixante-dix pages, à partir desquelles Laurent Poitrenaux et moi avons commencé à travailler. Dans la version finale, il reste une trentaine de pages. Bien sûr, nous avons coupé des scènes formidables, des moments intenses… Mais il fallait choisir sans trop trahir. Car c’est une adaptation qui raconte sa propre fiction et qui revendique seulement l’ébauche d’un portrait.


Tel qu’il est publié, le Journal est en fait une réécriture par l’auteur des cahiers manuscrits qu’il avait remplis entre 1977 et 1995. Dans votre spectacle, avez-vous ajouté des extraits du manuscrit original ?


Le Journal publié est en effet le résultat du travail que Jean-Luc Lagarce a réalisé à partir de ses cahiers manuscrits. Il avait entamé ce travail au moment où il avait décidé d’écrire Le Pays lointain, car il avait l’intention de se servir de la matière littéraire du Journal pour construire sa nouvelle oeuvre dramatique. À ce moment-là, il se pose la question de savoir si ce Journal n’est pas en fait son oeuvre essentielle. Il se pose cette question dans une des notes de ce même Journal. Il espère que ce texte sera publié et c’est, d’ailleurs, je crois, une des raisons pour lesquelles il le réécrit sur son ordinateur, étant donné que son écriture manuscrite était épouvantable à déchiffrer. Il recopie in-extenso ses cahiers, sauf pour les premières années qu’il résume, car il a le sentiment, justifié, que la qualité littéraire est moindre et qu’il s’agit plus de notations romantiques un peu désuètes telles que peut l’écrire un jeune homme de vingt ans. Il recopie en ajoutant des notes, c’est-à-dire qu’il commente son propre Journal des années après. Comme c’est un homme très méticuleux (ou qui pense à la postérité), il date très précisément le jour de son commentaire. C’est ainsi qu’on sait exactement quand il a entrepris ce travail. Les commentaires visent souvent à corriger des oublis ou des jugements un peu sévères, comme par exemple sur Le Roi Lear monté par Matthias Langhoff qu’il n’apprécie pas en le voyant, mais dont il dit, quelques années plus tard, qu’il lui en reste un grand et profond souvenir.


Y a-t-il eu, pour vous, une évolution stylistique entre 1977 et 1995 ?


Obligatoirement, et cela va de pair avec la prise de conscience de l’importance dans son oeuvre de ce Journal. Mais c’est surtout la différence de style entre le Journal et le reste de l’oeuvre qui est remarquable. Il n’y a pas, a priori, de construction. Il l’écrit d’un jet, sans aucune rature, alors que son oeuvre dramatique est corrigée, reprise, raturée. Le Journal est écrit comme Jean-Luc Lagarce parlait. Il avait le verbe facile : c’était un très grand conteur.

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