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: Mettre en scène Grabbe

J’aime chez Grabbe que l’Histoire, lointaine ou proche, soit sa matière poétique, non comme un refuge contre le présent, mais pour mieux le comprendre. J’aime qu’il prenne la matière historique à bras le corps, à l’échelle de l’Europe ou à celle de son équivalent pour le monde antique, le bassin méditerranéen. Mais c’est une pensée qui vient d’en bas et du fond d’une prison, celle dont son père était gardien et où il a grandi, dans une petite ville de province dont il n’a pu s’échapper ; et l’histoire des hommes est autant pour lui celle des petits que des grands, celle du marchand de poisson et celle du stratège génial, à égalité. Son oeuvre abonde de personnages aussi inoubliables que les fossoyeurs d’Hamlet.


J’aime, dans nos époques faites de tsunamis successifs, politiques, économiques, philosophiques, écologiques, quand la survie même de l’espèce et celle de la planète sont en question, son refus de l’espérance comme celui du désespoir, puisque de toute façon, au présent, l’avenir est indécidable. Le théâtre, toujours, en commençant par les Grecs, frappe à cette porte mystérieuse du sens et du non sens.


Grabbe a inventé un outil qui sans mise en oeuvre de moyens extraordinaires nous permet de « voir » de grands événements de l’histoire des hommes qui ont moins besoin d’être montrés que donnés à réfléchir et à comprendre. Et je n’hésiterai pas à dire de Grabbe qu’il est mon contemporain, « absolument moderne » comme Rimbaud, ayant forgé un théâtre qui dans son texte et dans sa méthode nous permet d’affronter l’aléatoire de notre univers et de notre condition. Face à la mondialisation, au retour du religieux, à la recherche de refuges « hors du monde », Grabbe est aussi nécessaire qu’Eschyle, toujours aussi « moderne » que lui. Grabbe a vécu une vie douloureuse et brève. Il aurait eu les meilleures raisons du monde d’être désespéré. Il y a de la fureur, de l’extravagance, du grotesque, dans sa vie et dans son théâtre, mais jamais de tragédie, ou alors c’est du « théâtre, du mauvais théâtre. ».


Oui, dit Grabbe, sans nostalgie comme sans illusions, nous sommes dans ce monde et il n’y en a pas d’autre. Son théâtre rompt avec la métaphysique, la morale, la psychologie. Il le fait brutalement. Familier de Shakespeare, auteur de la Shakespearomania, l’histoire des hommes est pour lui aussi « une histoire pleine de bruit et de fureur, ne signifiant rien », et il affirme furieusement contre toute la philosophie de l’Histoire de Hegel – qu’il exècre – qu’elle n’a ni sens ni signification. Ce qui ne signifie pourtant jamais qu’il faille renoncer à agir, baisser les bras devant l’absurde. Il n’y a pas d’absurde chez Grabbe, il y a des intérêts, de la lâcheté, de la bêtise, de l’énergie, de la fatigue, de l’ambition, du grotesque, des erreurs, de mauvais choix, mais ni absurde ni tragique. Comme les Tragiques grecs, il s’attache à montrer comment les choses adviennent, le plus souvent en raison de mauvais choix, d’erreur de jugement. Mais sans fatalité. Il n’y a pas de tragique en soi. Et je pense à cette réflexion de Jean-Pierre Vernant, dont je ne sais plus d’où elle vient mais qui m’avait frappée et que j’avais notée : « Voici donc une solution à la condition humaine : trouver par la mort le moyen de dépasser cette condition humaine, vaincre la mort par la mort elle-même, en lui donnant un sens qu’elle n’a pas, dont elle est absolument dénuée. »


Voilà pourquoi vouloir aujourd’hui monter Grabbe, auteur allemand toujours quasi inconnu du début du XIXe siècle, contemporain sans succès de Büchner, un raté, un furieux alcoolique mort à 35 ans, auteur de sept pièces dont quatre inachevées et toutes réputées injouables.


Et puis « merdre » comme disait notre bon Jarry qui lui au moins a pris la peine de traduire Plaisanterie, satire, ironie et signification plus profonde, la seconde pièce de notre original.


J’ajouterai que la première, Théodore, duc de Gothland, pourrait aussi s’intituler Ubu en Forêt noire.

Bernard Sobel

janvier 2016

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