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Drums and Digging

mise en scène Faustin Linyekula

: Entretien avec Faustin Linyekula

Propos recueillis par Renan Benyamina

Digging signifie creuser, fouiller. Que cherchiez-vous en amorçant le projet Drums and Digging ?


Faustin Linyekula : Tout a commencé en 2011. Cela faisait tout juste dix ans que j’étais revenu en République démocratique du Congo (RDC), après plusieurs années passées entre le Kenya, la Réunion, le Rwanda et l’Europe. Dix ans que je m’étais lancé dans l’aventure des Studios Kabako. J’ai ressenti la nécessité de faire le point. Je venais en effet de prendre conscience d’une constance de mon travail : ce besoin insatiable de dire mon rapport à ce pays, de témoigner de ce que j’observe autour de moi, de raconter comment, dans quel contexte politique, les gens continuent à vivre, à rêver, à danser. J’ai donc ressenti ce besoin de revenir vers moi, de revenir à la danse, à ce qu’elle pourrait être avant ou après les mots. J’ai alors pensé à Obilo, le village où j’ai vécu jusqu’à mes huit ans, avec mon père, instituteur. Aussi loin que je m’en souvienne, c’est là que se situent mes premiers souvenirs de danse. En retournant là-bas, en retrouvant ces danses-là, quelque chose pouvait peut-être advenir. J’y suis donc retourné pour la première fois en janvier 2011, une semaine pendant laquelle j’ai retrouvé Hanabouton, le grandmaître de percussions de mon enfance, qui était devenu, entre-temps, pasteur dans une église évangélique et qui n’avait, par conséquent, plus le droit de jouer du tambour. Le dimanche avant mon départ, j’ai organisé une fête à laquelle nous avons convié un autre percussionniste, élève d’Hanabouton, qui s’est assis à côté des musiciens. De temps à autre, il se levait pour crier des encouragements que l’on pourrait traduire par «Creuse le tambour !». Tout est parti de là… Tout n’était donc pas perdu. Si je retournais là-bas une nouvelle fois et que je creusais, alors le son du tambour se réveillerait.


Vous retournez donc à Obilo pour préparer votre spectacle?


Oui, et toute l’équipe me rejoindra. Et peut-être le vieux maître rejouera-t-il… En projetant ce voyage, je me suis laissé aller à la fiction. Peut-être pourrait-il jouer à la condition qu’il nous emmène loin dans la forêt, loin du regard de ses proches. Mais le son des percussions (drums en anglais) porte loin. Il faudrait donc s’éloigner encore, peut-être même jusqu’à se perdre. Face à cette marche dans la forêt, la réalité m’a vite rattrapé. Dans cette région, entre 1997 et 1998, de nombreux massacres de réfugiés hutus rwandais ont été perpétrés. En effet, après le génocide de 1994 au Rwanda, plus de deux millions de Hutus se sont réfugiés en République Démocratique du Congo. Lors de la marche triomphale de Kabila pour prendre le pouvoir à Kinshasa en 1997 avec l’aide de l’armée rwandaise, celle-ci s’est par endroits attaquée aux réfugiés. Si nous nous perdions dans cette forêt, nous croiserions peut-être leurs fantômes. En pensant à ce percussionniste d’Obilo, quelques vers d’un poète chinois du VIIIe siècle, Meng Jiao, me sont revenus : «Qu’est-ce qui peut encore être dit une fois que les sons se sont évanouis? Une fois que l’espoir est mort, les chansons deviennent vaines.» Ils m’ont paru bien traduire la situation de mon vieux maître de musique : sans espoir, il a dû se demander ce qu’il pouvait encore chanter. Lorsque je réfléchis à mon propre parcours en RDC, je me pose des questions similaires. Que puis-je raconter qui ne soit déjà dit? Nous tournons depuis dix ans autour des mêmes histoires, des mêmes misères, des mêmes espoirs trahis et des mêmes rêves avortés. Comment continuer?


Vous repartez sur les traces de votre histoire. Interrogez-vous aussi celle de vos collaborateurs?


Peut-être ce projet n’est-il, pour mes collaborateurs et moi-même, qu’une manière de nous interroger sur la possibilité d’un cercle. Cette image, qui pourrait être une image d’Épinal sur l’Afrique, m’intéresse particulièrement : danser et chanter en cercle, tenter la circulation des énergies pour former une communauté. Cette image me fascine autant que je m’en méfie. Car dans un pays comme le nôtre, il est impossible de parler réellement d’un cercle. Ou alors il s’agit d’un cercle cassé, disloqué, qu’il faut reconstruire. Où trouver la force de rester debout, d’avancer? Véronique Aka Kwadeba, par exemple, appartient à la famille de Mobutu, à la noblesse déchue. Que signifie pour elle vivre dans ce pays aujourd’hui? Elle incarne le point de jonction entre ce questionnement individuel et ce qui nous réunit en tant que peuple. Car Mobutu, pour le malheur et pour le pire, a représenté pour nous tous un rêve ultime de grandeur et de majesté. On sait bien rétrospectivement ce que cela a donné, mais il nous a fait rêver. Que peut produire l’évocation de Mobutu, dans notre cercle, à travers Véronique qui appartient à sa famille? Maintenant, imaginons une procession errant dans la forêt à la suite d’un maître de musique qui n’a plus le droit de jouer. Qui se perd dans la forêt jusqu’à relier Obilo, un village de l’Est du pays, à Gbadolite à l’Ouest, un village devenu ville à partir de 1969 par la volonté d’un seul homme, Mobutu. Gbadolite et son aéroport où pouvait atterrir le Concorde, son palais somptueux où, chaque année, pour les fêtes, tout le clan se retrouvait autour du Maréchal Léopard. Véronique a connu cette époque. Qu’est-ce donc pour elle que de retourner, pour la première fois depuis la chute de Mobutu, dans cette ville qu’on ne rejoint, désormais, qu’après huit ou neuf heures de moto par une piste terrible?


Comment allez-vous traduire ces expériences sur scène?


Je ne souhaite pas raconter nos voyages, mais ramener ce que nous aurons capté en déployant nos antennes dans les lieux de notre jeunesse et de nos rêves. Je veux qu’il y ait le moins de mots possibles. Pourtant, Véronique est comédienne; Pasnas est, quant à lui, rappeur. Mais je ressens l’envie de les priver de mots, afin que nous tous soyons d’abord présents par nos corps, notre respiration. Que toutes nos histoires affleurent, comme les soubassements de la pièce, et résonnent avec l’image du cercle, mais aussi celle de la procession. Dans les forêts, on ne peut en effet marcher que les uns derrière les autres. Sur scène, nous serons sept : quatre danseurs et trois voix, dont celle d’une comédienne qui interprétera quelques chants traditionnels mongo, un autre peuple issu des forêts de la province de l’Équateur. J’entends également beaucoup de silences ainsi que des explosions de tambours enregistrées. Je vois la forêt, mais aussi la cour des Studios Kabako à Kisangani, dans laquelle nous répéterons après nos voyages. Dans cet espace en plein air, deux familles vivent au quotidien. Quand nous travaillons, il y a toujours des enfants qui nous regardent, des mamans qui traversent pour rejoindre le point d’eau. Je souhaite capter et apporter l’énergie de cette cour. À ce stade du processus de création, je n’ai encore que des désirs et des pistes de travail, mais je sais que je reconnaîtrai la forme en la rencontrant.


Vous évoquez régulièrement le tas de cendres sur lequel vous dansez. Pour Drums and Digging, vous avez invité une architecte. Qu’envisagez-vous de construire sur le plateau ?


Peut-être cette pièce est-elle avant tout une manière de rendre compte de ce que les Studios Kabako fabriquent à Kisangani, de petits espaces de rêve, à la fois mentaux et physiques. Mais où trouve-t-on la force de rêver dans un contexte si fragile? Une réponse possible réside dans la conscience que nous ne sommes pas seuls. Comment témoigner de cette communauté sur le plateau? Bärbel Müller, l’architecte qui travaille sur notre projet de résidence et de laboratoire de création à Kisangani, a imaginé pour la scénographie une construction éphémère, réalisée avec des matériaux simples. Ainsi, chaque soir, nous construirons, sur scène, un abri, un espace, un cadre, quelque chose de singulier.


Travailler en extérieur n’est pas anodin. Comment cela nourrit-il votre réflexion sur la représentation théâtrale?


Doit-on considérer la scène comme un espace isolé du monde qui nous permet d’en rendre compte ou bien est-il possible de rester au coeur de la Cité et, de cet endroit, trouver la distance nécessaire? Est-on encore au théâtre quand on ne peut pas fermer l’espace et que, dès le premier jour de travail, tout est donné aux regards extérieurs? Le théâtre est avant tout un lieu de circulation des idées, des émotions, des visions. Je vis pourtant dans un pays où la parole ne circule pas librement sur la place publique. Dans cette cour où nous travaillons, nous tentons d’instaurer la confiance nécessaire pour que la parole circule, pour qu’advienne le théâtre. Borges a écrit : «J’écris pour moi-même, pour quelques amis, et pour adoucir le cours du temps.» C’est un peu ce que nous essayons de faire : avec quelques amis et à l’échelle de la cour, rester debout, rêver.


Comment envisagez-vous le passage de votre cour à celle du Cloître des Célestins?


Il me semble important de pouvoir ensuite aller à la rencontre du monde, d’éprouver ces petits bouts de rêves face à des regards, des publics différents. Le Festival d’Avignon, par les croisements qu’il suscite, le permet. Il ne s’agit pas de raconter la RDC, mais de nous raconter, d’agrandir cette communauté et de trouver, dans cet acte de partage, la force de continuer.


Vous êtes extrêmement souvent sur les routes. Comment vivez-vous votre nomadisme?


Je me considère privilégié d’être à cet endroit de l’aller-retour, même si j’ai parfois le sentiment d’être un étranger partout car, pour de nombreux Congolais, je ne suis plus vraiment comme eux. Mais globalement, cette position me nourrit. Parce que cela m’incite à ne rien prendre pour acquis. Lorsqu’on est face à un public qui partage en tous points nos codes, on risque de s’endormir. En RDC, les codes qui sont les miens, les spectateurs ne peuvent les partager que jusqu’à un certain point. C’est exactement pareil ici, en France. Et c’est tant mieux.

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