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Drames de princesses

mise en scène Maya Bösch

: Qui a peur de Jelinek ?

Jelinek est une sorcière. En Autriche, parce qu’elle est féministe et antifasciste, on la traite de Nestbeschmutzerin (salisseuse du nid autrichien). Elfriede. Bien un nom de sorcière. Et puis elle est juive. Ca n’aide pas. Les gens dans la rue, interrogés pour la télé autrichienne le jour où elle a eu le Prix Nobel, le visage déformé par la rage : qu’elle retourne en Israël, cette salle juive ! Alors elle, retour de volée, elle interdit qu’on joue ses pièces en Autriche. Comme un autre sorcier. Autre salisseur du nid. Thomas Bernhard.


Elle écrit comme ça à toute vitesse sur sa machine à écrire sans trop réfléchir en laissant venir tout ce qui lui vient du plus quaquaqua comme dit Beckett des langages à la plus haute littérature Hegel Fichte ils viennent tous (Je voudrais être légère). Elle dit par exemple qu’il y a du Walser dans tous ses livres. Elle écrit souvent avec la télé allumée, qui la bombarde d’images et de lieux communs et de publicités et de slogans et d’odieux visuel. C’est Bambiland qu’elle a écrit comme ça. En regardant la télévision pendant la deuxième guerre d’Irak. Elle a pris le canevas des Perses d’Eschyle, première pièce de l’histoire mondiale du théâtre et première pièce sur la guerre, et elle en a fait un sandwich avec ce que CNN montrait. Elfriede, premier auteur qui ne désapprend pas le monde en regardant la télé. Sorcière qui fait potage de tout ingrédient médiatique.


Son corps de Nobel, en 2004, elle l’a refusé. N’a pas voulu que sa chère télévision lui donne une image Nobel d’elle-même, a préféré donner au Nobel l’image vidéo. Que Stockholm sache : angoissée par l’avion, Elfriede reste dans sa maison de Vienne et envoie quelques signaux de là. Je ne me sens chez moi que chez moi (Rosamunde). La voilà elle captée par sa propre caméra donnant sa propre image d’elle-même. Elle. Elle qui joue de la machine à écrire comme une virtuose du piano. Elle en suspension dans une chaise foetale années 70. Elle qui pense que parler pour la femme c’est aussi parler contre. Elle qui passe les rapports homme-femme à la moulinette : La Pianiste, Les Amantes, Maladie ou femmes modernes. Elle qui dit merci dans la vidéo: merci mais pour moi, pas merci pour l’Autriche ennemie toujours ennemie de toujours.


Elle n’a d’ailleurs peut-être pas accepté son corps de Prix Nobel. Elle est de plus en plus dans son corps de petite fille. Ou son corps de névrose. Nattes, fringues de créateurs japonais, esprit frappeur et rebelle dans cocon bourgeois. Ici encore, ici à nouveau, cette contradiction de la littérature la plus tranchante, hurlant comme rarement, révolutionnaire plus que de raison, mais produite dans une vie réglée comme la messe. Car depuis ce non-voyage à Stockholm, elle ne sort pratiquement plus. Elfriede. Ne fait signe que sur son site, constamment alimenté. Là, en graphomane suspendue aux media, elle prend les balles au bond : comédie sur la crise financière, galop sur le monstre pédophile Fritzl,... Circuit fermé de l’information. Transmutation du bruit du monde en bruit poétique. Via une écriture automatique. Et plus que jamais, la sorcière Elfriede écrit au lieu de vivre.


Jelinek a 64 ans. Sa mère était d’origine roumaine, de langue allemande, bourgeoise très catholique, et son père était tchèque juif socialiste. Elle autoritaire. Lui s’enfonçant dans une folie aphasique. Aujourd’hui, Jelinek est une auteure reconnue. Mais peu montée. Elle fait peur. L’immense liberté qu’elle laisse au metteur en scène fait peur. Son essorage de tous les principes théâtraux fait peur. La radicalité de sa critique socio-économique fait peur.
Même les féministes sont fâchées avec elle. Certaines. Parce qu’elle dit que s’il y a bien une catégorie d’humains responsable du machisme séculaire, c’est les mères. Elles en prennent, les mères, chez Jelinek. Les mères et leurs fils ! Les mères et leurs filles ! Pour ce qui est de la maîtrise de soi-même, il n’y a pas de meilleure éducation que celle de maman. Elle ne me comprend pas, mais elle a raison(Jackie). Ou dans Sportstück : Quand donc lâcherez-vous votre moule à utérus. Comme en écho à Müller, mais motivé autrement: Il faudrait coudre les mères.


Les femmes complices de l’aliénation des femmes. Meneuses du dressage par le sport, le mariage, la bourgeoisie, la mode. F ormateuses de mère en fille. Aligneuse au cordeau pour et par le système patriarcal capitaliste. Je devais me marier, mes charmes ne pouvaient être mis en oeuvre autrement, ils nécessitaient une adresse en béton. Pas comme cette Sylvia Plath,... Une personne comme Plath ne sera jamais une icône, sauf pour des bonnes femmes qui pensent avoir conquis leur propre intelligence Ridicule. D’où pourrait-elle bien sortir ?! (Jackie).


Pierre Bourdieu est l’un des premiers intellectuels français à avoir souligné l’importance de l’oeuvre de Jelinek. Il note qu’une page de Thomas Bernhard ou d’Elfriede Jelinek sur Heidegger en dit bien plus qu’un manuel entier de philosophie. Rien que ça. Elle est révélée en France lors de la sortie du film de Michael Haneke : La pianiste, tiré d’un de ses romans. Mais depuis l’histoire de cette vieille fille névrosée dominée par une mère tyrannique, on décalque trop facilement sa vie de son oeuvre. Ce qui est toujours un mauvais soupçon fait à la littérature.

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