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: Note d'intention

Un livre qui parle


Don Quichotte n’est pas un personnage. C’est un livre. Un livre qui parle.
De quoi parle-t-il ? Du pouvoir et de l’influence de la littérature sur nos vies, dites courantes. Constitué de mots, de phrases, de chapitres, un livre ouvre sur un monde de gestes, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs, de constats et de rêves. Ses pages renferment aussi des voix : celle du narrateur et celles des personnages. Elles obéissent à une logique mystérieuse, un ordre secret qui agit sur le lecteur comme un aimant le fait avec le métal lorsqu’il l’attire et l’oriente.


Aujourd’hui, l’ensemble de toute cette alchimie, appelé Roman, se fait Théâtre. Un théâtre qui remet son pouvoir à la toute-puissance de l’évocation sonore. Siège des origines. De quoi d’autre que l’air la phrase prononcée a-t-elle besoin pour atteindre nos oreilles et réveiller notre imaginaire, comme le font les bruits de la nuit ? De notre écoute. Le théâtre est, toujours et d’abord, quelqu’un qui parle à d’autres. A d’autres qui écoutent. Les bons acteurs sont ceux qui éveillent en nous l’impatience de les entendre. Si Don Quichotte est un livre qui, depuis quatre cents ans, est lu, publié, traduit, illustré, commenté de par le monde : de l’Alaska au Japon, en passant par l’Afrique, l’Inde, les vastes steppes, les hauteurs les plus vertigineuses et les plus minuscules parcelles…, il est aussi vrai qu’il a donné naissance à une figure, plus précisément à un couple de protagonistes immédiatement reconnaissables et incroyablement vivants : un grand maigre et un petit gros. Ou, si l’on préfère, un homme qui se nourrit de littérature et un autre qui aime la bonne chair.


Enfin et surtout, un qui veut incarner et rétablir seul les valeurs de la chevalerie et un autre, pauvre et démuni, qui rêve de devenir Gouverneur d’une île. Ces deux existences enchantées que sont Don Quichotte et Sancho Panza, surgiront ici du choeur d’un millier d’informations que la vivifiante activité théâtrale se plaira à mettre en relation, en dynamisme. En faisant entendre les huit premiers chapitres d’une oeuvre qui en compte cent-vingt-quatre, nous sommes conviés à entrer dans la folie de Don Quichotte en nous abandonnant, nous aussi, à la toute-puissance de la littérature.


Le théâtre par l’oreille


Si l’on pense que la littérature s’est établie à partir de la nostalgie d’une voix, aujourd’hui perdue, dont les sonorités délivraient en un seul mouvement émotion et compréhension, autrement dit entendement, alors, et seulement alors, l’action qui consiste à s’emparer d’un roman pour y puiser des événements théâtraux est non seulement imaginable mais souhaitable.


Souhaitable, car ceux qui pensent ainsi éprouvent quotidiennement leur impuissance à parler pleinement, tant les mots semblent résister, jouer des tours jusqu’à générer des cascades de malentendus. Le conte populaire en chacun de nous sommeille, rappelant qu’il y a ceux qui parlent en libérant des crapauds et ceux qui parlent d’or comme un livre où voix et écriture ont été harmonieusement déposées.
Dès les premières phrases, tout lecteur évalue sa capacité à entrer et s’aventurer dans cette masse noire et bruissante consignée dans les pages. L’architecture sonore d’un livre enchante ceux qui parviennent à l’investir. Et l’on peut se demander si l’attention qu’il suscite n’est pas davantage le fruit de son chant que de ce qu’il dit.


Dès lors, le livre ne serait pas seulement un réseau de sens mais aussi un magma sonore dont la secrète ordonnance fascine le lecteur. Si tout cela vous semble connu, alors, et seulement alors, il y a tout à parier que le théâtre puisé dans le roman soit pour vous un spectacle réjouissant.


Sur quoi se fonde, sur scène, l’heureux mariage du roman et du théâtre ? Prioritairement par le respect et le recours à chacun des deux genres. Leurs arcanes spécifiques doivent être connues de celles et ceux qui les prennent comme matériau pour une future représentation. Si le roman charrie les multiples rumeurs d’un monde circonscrit par l’auteur, le théâtre est d’abord le lieu d’un vide absolu. Le théâtre est une grotte aux murs non peints, ou, si l’on préfère, une chambre d’écho dans laquelle des corps évoluent, parlent et entrent en résonances. C’est le lieu par excellence de la convention avec, d’un côté, ceux qui parlent, de l’autre, ceux qui se taisent, tous deux étrangement liés dans l’écoute.
Engagé sur scène dans cette situation de résonances infinies, le roman délivre pleinement sa puissance narratrice. Il se révèle non pas créateur mais porteur de héros qui, dès lors, tirent leur substance d’un récit dont ils ne pourront se délivrer. Tournant le dos à l’incarnation, se manifeste ainsi le théâtre de la suggestion. Le comédien n’a plus seulement recours aux dialogues pour exister mais se plaît à moduler et multiplier les modes narratifs, bien plus vastes et poétiques que ceux de la rhétorique. Il ne s’agit plus de questionner et de répondre mais d’avancer dans le mystère et de s’abandonner à l’unité, dont le Livre est garant par nature.


Dès lors qu’il s’agit de Livres avec un grand L, notre culture en a favorisé deux dont la connaissance et la multitude des traductions peuvent être comparées, bien que de nature fort différente, puisqu’il s’agit de la Bible et de Don Quichotte ! Si les représentations de la Bible sont rares sur nos scènes actuellement, en revanche celles de Don Quichotte n’ont cessé d’être présentes mais, à notre connaissance, pas de la manière dont en fait usage le TNP. C’est-à-dire, en s’appuyant sur la notion de théâtre-récit si chère à Antoine Vitez qui en offrit un brillant exemple avec les représentations du célèbre roman d’Aragon nommé, pour la circonstance, Catherine ou Les Cloches de Bâle. Rôle-titre alors tenu par la jeune Nada Strancar, aujourd’hui actrice fétiche de Christian Schiaretti.


« Faire théâtre de tout » était alors le mot d’ordre de Vitez à ses apprentis comédiens du Conservatoire. L’injonction est aujourd’hui relevée par Christian Schiaretti qui ajoute au théâtre-récit[1] les triviales réalités d’une mise en ondes pour une diffusion, en épisodes, à la radio. C’est ainsi que la foisonnante productivité sonore d’un atelier radiophonique croise la toute-puissance de la littérature.


La langue noble du Livre est régulièrement ponctuée des onomatopées, apartés, reproches et constats des comédiens occupés à l’improvisation de cet enregistrement radiophonique où se retrouvent, mêlés aux sons directement issus du plateau, d’autres, préalablement enregistrés.


En incorporant également de très nombreuses citations musicales, l’aventure sonore du spectacle est dans sa globalité, source d’incongruités provoquant le rire et l’étonnement. L’impertinence de la représentation, née de l’amalgame roman-théâtre-radio, se plaît à entretenir et provoquer la folie de Don Quichotte. Toutes ces énergies assemblées proposent un théâtre qui affine l’écoute de chacun et oeuvre à l’entendement de tous.

Notes

[1] Constitué des huit premiers chapitres de "Don Quichotte" de Miguel de Cervantès, dans la superbe traduction de Jean-Raymond Fanlo publiée aux éditions LGF, La pochothèque, adaptation de Jean-Pierre Jourdain.

Jean-Pierre Jourdain

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