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Dom Juan

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mise en scène Emmanuel Daumas

: Un Dom Juan avec (presque) rien

Entretien avec Emmanuel Daumas réalisé par Laurent Muhleisen

Laurent Muhleisen. Vous proposez un Don Juan assez éloigné de la figure du « grand seigneur méchant homme », en conflit avec Dieu, à laquelle de nombreux commentaires et mises en scène de l’œuvre nous ont habitués.


Emmanuel Daumas. Je suis toujours surpris d’entendre parler d’un « bras de fer avec Dieu » dans Dom Juan car pour moi la pièce entière repose sur le fait que Don Juan est parfaitement athée. Je crois vraiment que la question de Dieu ne se pose pas pour lui et que lorsqu’il est confronté aux autres personnages – Sganarelle compris –, le sujet de la méta- physique ne l’intéresse pas. En revanche, il doit affronter en permanence la question de la religion, de certaines valeurs cristallisées dans du fétichisme. On ressent dans chaque ligne la colère qu’éprouve Molière en écrivant la pièce, colère provoquée par l’interdiction de son Tartuffe. Le poids du religieux y est omniprésent, mais je ne crois pas que le personnage soit un grand adepte de la pensée libertine et sceptique, telle qu’elle s’élabore à l’époque de Molière. Ce dernier en connaissait certainement les trajectoires, mais l’enjeu était d’écrire une comédie dans laquelle il pouvait se moquer des adversaires de Don Juan, et des valeurs chrétiennes traditionnelles. La pièce peut s’imaginer comme une succession de face-à-face où il demande à ses interlocuteurs : « Comment accommodez-vous vos actions avec les préceptes de ce Dieu duquel vous vous réclamez ? » Tous, à un degré ou à un autre, sont en porte-à-faux avec ces préceptes, à commencer par Elvire qui, pour le suivre, renie son statut de religieuse, d’épouse du Christ. un élément important est que Molière enlève à son personnage son statut de criminel ; on ne parle pas de viols, comme dans les versions italiennes qui se jouaient à l’époque, dont s’inspirera Da Ponte. Quant au Commandeur, on sait seulement que Don Juan l’a tué – mais cela a pu se produire dans un combat légitime.


L.M. Don Juan est donc une sorte de miroir, en négatif, des valeurs qui dictent le comportement de ses interlocuteurs ?


E.D. Ne croyant pas – pour lui, deux et deux font quatre, un point c’est tout –, il remet en doute tout ce par quoi on a essayé de façonner sa pensée, et celle des personnages qu’il croise. Comment créditer en effet Elvire lorsqu’elle lui dit s’être raconté des histoires à son sujet avant de lui reprocher de ne pas lui en avoir raconté sur son départ ? Elle est et veut rester dans l’illusion par rapport à Don Juan, jusque dans son rapport à la foi à laquelle elle retournera. Don Juan met successivement à nu la faiblesse des architectures de pensée de ses interlocuteurs, de Don Carlos au pauvre, de M. Dimanche à son propre père, à qui il suffit de mentir pour le rassurer – ce simple mensonge le persuade que son fils est à nouveau tel qu’il l’a toujours voulu : socialement présentable. Sans faire forcément une lecture marxiste ou psychanalytique, je pense que Don Juan est un déconstructeur de valeurs dévoyées, obsolètes ; je l’imagine comme un siphon qui les aspire toutes. un gigantesque « ça », qui ébranle méthodiquement le « surmoi » de tous ceux qui l’entourent.


L.M. Que devient, dans ce contexte, la rencontre avec la Statue du Commandeur, cette mort dans les flammes de l’enfer ?


E.D. Ce qui m’a plu dans la propo- sition d’Éric Ruf de « faire un spec- tacle presque sans décor », ce fut de m’attaquer à cette pièce réputée « spectaculaire ». À sa création, on parlait d’une « pièce à machines », avec ses toiles peintes somptueuses, sa statue d’homme à cheval qui bouge, ses scorpions et serpents sur une table de marbre noir, ses trappes et cette chute dans des abîmes de feu. Tout avait été pensé pour impressionner le public et le faire frissonner. Or, lorsqu’on compare ces images de damnés en proie aux flammes de l’enfer chez Jérôme Bosch, Brueghel l’Ancien ou Michel-Ange avec les gravures illustrant les exactions de l’Inquisition, notamment au XVIIe siècle, on est frappé par leur ressemblance.
Pour moi, l’enfer dans lequel Don Juan est précipité à la fin de la pièce est un enfer sur terre, la réponse brutale que la religion fait à celles et à ceux qui la mettent face à ses contradictions. Ici, seuls trois acteurs jouent l’ensemble des « fâcheux » ; mon pari est qu’au fil de la pièce, de plus en plus exaspérés par le fait que l’absence de foi de Don Juan questionne la légitimité des valeurs auxquelles ils se raccrochent, ils deviennent de « grands inquisiteurs » qui le sup- plicient. Je vois le Commandeur comme une sorte de Torquemada, un monstre à trois têtes qui le fera brûler vif comme on brûlait les hérétiques.


L.M. Ce qui avait été conçu comme une pièce spectaculaire par Molière devient pourtant ici presque un spectacle de tréteaux...


E.D. J’aime imaginer Dom Juan avec (presque) rien – ce qui n’empêche pas le « spectaculaire », qui émergera ici du travail des acteurs, de la surface de jeu qu’offre le plateau. La manière dont une scène quasiment nue peut contenir une infinité de lieux, d’actions, de déambulations – et la pièce n’en manque pas – est à mon sens tout aussi « impressionnante ». En concentrant la pièce sur le jeu des acteurs, j’ai également envie de rappeler la similitude entre le destin de Don Juan et celui des comédiens obligés, à l’époque de Molière, de renier leur profession s’ils voulaient être enterrés en terre consacrée. Sa troupe devait affronter les mêmes contradictions, la même hypocrisie que le héros de sa pièce. L’Église reprochait entre autres aux acteurs, comme à Don Juan, d’avoir choisi librement un projet de vie, et de le mener avec panache. Enfin, ce système de valeurs traditionnelles est en soi une gigantesque comédie, du « grand théâtre » ; cette mise en abîme, ce théâtre dans le théâtre, il me semblait intéressant de le mettre en scène de cette façon, « à nu », avec des perruques, du maquillage, peut-être des masques, et quelques accessoires extravagants. Cela suffit. Il me plaît d’imaginer les personnages comme des histrions, d’imaginer le retour à la Cour de L’Illustre-Théâtre. Et de rappeler ainsi que le mythe trouve son origine dans les mystères du Moyen-Âge, dans ce théâtre populaire joué sur le parvis des églises, avec ses squelettes et ses monstres en carton qu’on agite pour faire peur, pour impressionner.


L.M. La confiance que vous mettez dans le jeu des acteurs et les possibilités du théâtre de tréteaux vous ont conduit à réduire considérablement la distribution de la pièce.


E.D. Jouer la pièce avec cinq acteurs (Don Juan, Sganarelle et un chœur de trois acteurs jouant les autres personnages) rend encore plus visible le côté « grand manège » de la pièce, la concentre sur les thèmes qu’elle aborde, contourne le côté systématique des scènes, et rend le tout d’autant plus drôle. Les personnages qu’affronte Don Juan sont, somme toute, des archétypes, des déclinaisons d’un même principe, consistant à s’arcbouter sur ces valeurs qu’il met à mal. Je pense qu’avec cette pièce Molière montre ce qu’est un personnage qui n’a pas peur, dans un monde où la peur est tout, et où l’amour n’est rien, pour paraphraser Shakespeare. Face à lui, tous sont tétanisés, à commencer par Sganarelle. Don Juan est un matérialiste qu’un ciel vide et un Dieu absent ne terrifient pas, son entourage en est déstabilisé. Il me fait penser au personnage que joue Vittorio Gassman dans le film de Dino Risi Le Fanfaron : sans cesse, il crée de l’agitation, de la vie dans la vie, même s’il est brutal, habité de pulsions négatives, presque sauvages parfois. Je me réjouis de travailler ici avec des acteurs de la pensée et du rire. Nous serons ainsi, heureusement, loin du vertige existentiel hérité du romantisme ; dans une sorte, je l’espère, de fulgurance de l’esprit.


  • Propos recueillis par Laurent Muhleisen
  • Conseiller littéraire de la Comédie-Française
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