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: Entretien avec Oriza Hirata, Amir Reza Koohestani et Sylvain Maurice

Patrick Lardy : Est-ce la première fois que vous vous retrouvez dans de telles conditions de création, avec les fortes particularités de ce qu’on vous propose ici à Besançon ?


Sylvain Maurice : Ma situation est particulière, je suis avec Yann Richard à l’origine de la commande. Oui c’est une première mais elle était souhaitée. Sinon, j’ai déjà collaboré avec d’autres metteurs en scène, mais pas avec des artistes d’origines et de nationalités différentes.


Oriza Hirata : Je travaille souvent avec deux pays — Japon / Corée, Japon / Chine, Japon / France… — mais c’est la première fois que je travaille sur un projet à trois pays. Ça a été assez compliqué d’écrire cette pièce, j’ai beaucoup réfléchi. La difficulté résidait dans la cohabitation de trois langues différentes, j’en ai même rajouté une quatrième, l’anglais… C’est la limite maximale.


Amir Reza Koohestani : C’est totalement nouveau pour moi ! C’est la première fois que je travaille avec un autre metteur en scène. D’habitude je fais tout moi-même : je choisis les acteurs, je fais la scénographie, la mise en scène… Je suis totalement indépendant, voire même un peu gâté car j’ai la haute main sur tout ce que je fais. Comme pour Oriza, ça m’a demandé de beaucoup travailler, par exemple parce qu’il y a d’autres acteurs que ceux avec lesquels je travaille habituellement, qui ont d’autres manières d’aborder le théâtre. Je n’ai pas non plus l’habitude de travailler en plusieurs langues. C’est pour cela que je mets un peu de temps pour écrire, je dois connaître les acteurs et leur langue pour avancer.


SM : La particularité de ce projet est de ne pas simplement faire se rencontrer deux nationalités, mais trois, ce qui est plus complexe. À deux, la relation est personnelle, comme entre deux personnes. À trois c’est autre chose, il y a une dimension chorale qui, peut-être, laissera apparaître une vraie dimension universelle. Et je remercie Amir et Oriza d’avoir adhéré à ce projet ambitieux et difficile, très utopique puisqu’il s’agit de travailler avec d’autres metteurs en scène — ce qui n’est pas évident pour un artiste — mais également de travailler avec d’autres cultures. Je ne suis pas certain que ce serait possible de mener ce projet si nous appartenions tous les trois à la même culture.


PL : J’aimerais rebondir sur cette dimension chorale et demander à Amir et Oriza si c’est de cette manière-là qu’ils abordent cette création, tant dans l’écriture que dans le travail scénique qui sera mené ?


OH : Je souhaite qu’on travaille dans ce sens-là. Une des caractéristiques de mes mises en scène est la conversation simultanée. Je vais faire ça cette fois-ci encore et je souhaite que nous réussissions à composer non pas un choeur symbolique mais un choeur réel.


ARK : Cette création requiert une juste orchestration entre les différents metteurs en scène et entre les différents acteurs pour aboutir à une certaine harmonie. Je remercie d’ailleurs particulièrement Oriza parce qu’il est le premier à avoir écrit son texte. Maintenant c’est aux deux autres d’harmoniser leur travail avec le sien et de se situer par rapport à ce premier écrit.


PL : On entend ici les mots de choralité, d’harmonie ; ils renvoient à une unicité. Malgré cela comment comptez-vous aborder la question de la différence, qu’elle soit culturelle ou théâtrale ?


OH : J’ai commencé à écrire cet été et sur ce point, sur les différences et leur traitement, je ne pouvais pas avoir de solution immédiate. J’y ai beaucoup pensé. Lorsque j’ai revu Amir en octobre, il m’a dit son intention d’écrire ce qui se passerait dans les loges durant ma propre pièce, ce qui m’a rassuré. À ce moment-là j’ai décidé d’écrire une pièce très théâtrale, très composée, avec entrées et sorties d’acteurs. Évidemment il y a des conflits ou différences d’ordre culturel que nous allons retrouver dans ma pièce, mais plutôt dans le sens d’un frottement entre les langues qui fait naître des incompréhensions. Tous les trois, nous possédons un langage unique et universel : le théâtre. Nous avons un univers commun. Mais je pense que c’est Amir qui va traiter des conflits plus profondément humains.


ARK : Tout d’abord, je dois avouer que je n’ai pas accepté immédiatement le projet. J’avais peur de participer à un de ces spectacles qui réunit plusieurs nationalités, où chacun met son costume traditionnel, apporte sa musique et prétend que tout le monde s’aime etc. On en voit régulièrement en Angleterre ! Quand Yann et Sylvain m’ont assuré que Des Utopies ? ne visait pas ce genre de démonstration naïve et d’un humanisme un peu bas de gamme, que l’on pouvait aussi montrer les différences et les incompréhensions, j’ai accepté et je me suis mis à travailler.


SM : Ma place n’est pas la même que celle d’Amir et d’Oriza pour plusieurs raisons. D’abord je ne suis pas auteur et je n’écrirai jamais de théâtre. Dans ce projet je suis un producteur au sens positif du mot : j’ai proposé à des artistes de faire partie de ce projet dont j’assure la coordination artistique, la mise en cohérence. Je me suis mis à une place volontairement différente et ça me plaît. Je ne fais qu’un prologue et un épilogue, le projet en lui-même, c’est Amir et Oriza qui l’écrivent et le mettent en scène. Quand nous avons eu l’idée de ce projet, nous voulions parler et travailler avec des artistes étrangers, mais ce qui était fondamental, c’était d’avoir des personnalités très fortes, des artistes de grand talent : en ce sens le choix des nationalités importait moins que le choix des artistes. Je pense qu’au stade actuel du travail ce qui est fascinant c’est la mise en commun des enjeux et non pas que chacun fasse son bout de spectacle dans son coin.


PL : Je reviens à la question du traitement des différences : à partir du moment où vous avez accepté ce projet, vous avez dû avoir une curiosité pour les autres cultures, pourriez-vous nommer ce qui vous différencie, vous éloigne ?


OH : Je commence mes répétitions aujourd’hui, c’est donc difficile de répondre. Je vais découvrir les différences en répétant.


ARK : La différence ne me fait pas peur, c’est comme conduire la voiture de quelqu’un d’autre, c’est étrange mais tu peux y aller, tu n’as pas de raison d’avoir peur. Habituellement je dois faire attention à tous les éléments de mes spectacles pour qu’ils soient parfaits, mais là, je fais partie d’un groupe, ce qui me rassure et me détend.


PL : Je parlais autant des différences artistiques entre vous que des différences culturelles. Qu’est-ce qui différencie un artiste japonais d’un artiste iranien ou français ?


SM : C’est un problème passionnant de tenter de distinguer dans notre travail artistique ce qui est déterminé par notre appartenance culturelle et ce qui est plus universel. Je crois que c’est difficile de le diagnostiquer pour soi-même. Au fond, seul le spectateur peut le distinguer. Je suis assez incapable de dire ce qui est français chez moi et ce qui ne l’est pas. Ce qui est intéressant, c’est de voir cette zone incertaine jaillir ou pas ; et dans ce sens on fait avec Des Utopies ? de l’anthropologie appliquée, sans prétention théorique. Il y a une singularité française à vouloir rencontrer l’autre et la question sous-jacente est celle de l’universalisme. Et cette idée est en crise historiquement. C’est ça que je tente de problématiser dans ce modeste prologue.


OH : En tant qu’artistes, nous sommes particuliers au-delà de nos nationalités et de nos cultures. Quand on travaille il y a des différences de processus selon la nationalité. Les Japonais aiment beaucoup organiser les choses et avancer selon cette organisation. En général au Japon nous ne pouvons pas répéter dans le théâtre : nous n’y entrons que deux jours avant la première des spectacles. C’est pour cela aussi que cette organisation est indispensable. Pour vivre ensemble, nombreux sur de toutes petites îles, nous sommes aussi obligés de nous organiser rigoureusement ! Mais ce ne sont pas des points artistiques, la mise en évidence de ces différences-là viendra pendant les répétitions.


ARK : Mon travail est moins organisé ! En revanche nous ne pouvons pas non plus entrer plus tôt que deux jours avant la première dans les théâtres. L’autre chose singulière dans ce projet c’est, en plus du spectacle que nous fabriquons ensemble, de pouvoir passer autant de temps ensemble et de pouvoir se connaître et échanger au-delà des seules préoccupations artistiques.


SM : Oui, il est important de préciser qu’ici la culture n’est pas appréhendée d’une manière exotique, mais au contraire de façon très concrète.

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