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Des ruines ....

mise en scène Thierry Bedard

: Entretien avec Thierry Bedard

Quelle est lʼorigine de ce texte : Des ruines ... ?


Ce texte a été écrit à la fin de la tournée annulée[1] du spectacle Les cauchemars du Gecko, à ma demande, certainement pour lutter contre lʼadversité ... Ce texte avait un préalable de quelques pages que Jean-Luc Raharimanana mʼavait adressé quelques jours avant lʼaccident.


Cʼest un texte très étonnant parce quʼil y a dans cette proposition théâtrale quelque chose de beaucoup plus ample, qui met à jour une autre intériorité … Jean-Luc Raharimanana redit cette rage, cette révolte contre ce monde - il est sans cesse question de cette mémoire très violemment ancrée dans lʼhistoire que lʼauteur porte en lui, mémoire du peuple malgache et de lʼAfrique. Puis il dit la douleur de porter toutes ces choses, mais aussi la douleur, quelque fois, de ne pas être entendu ou dʼêtre entendu de travers. Et lʼenvie dʼaller vers le silence, de se taire, de ne plus fonder forcément lʼoeuvre sur cette violence à laquelle on le renvoie toujours.


Jean-Luc Raharimanana a parfois été défini comme un auteur engagé, quʼen pensez-vous ?


Il dit quelquefois souhaiter, comme un de ses amis proche, être un auteur désengagé, il faut en entendre tous les sens … A vrai dire, sa lucidité vis à vis en particulier du monde malgache et en général des relations du continent noir avec lʼoccident semble faire peur. Cʼest assez pénible parce quʼil en arrive à se demander quoi faire de toute cette révolte, de toute cette douleur et dʼun sentiment dʼimpuissance lourd à porter. Ce qui est certain, cʼest quʼà un moment il ne faut plus avoir à faire à ce point avec la violence et la douleur. Il y a peut-être la nécessité dʼaller vers un autre état de recherche. Enfin, on ne peut pas en rester à une première lecture que lʼon aurait de lʼoeuvre de Jean-Luc Raharimanana comme dʼun auteur engagé, qui ne travaillerait que sur les tares de lʼoccident. Même sʼil y a à faire !


Quand on a travaillé sur 47, donc sur lʼhistoire de lʼinsurrection malgache contre la colonisation française, réprimée dans le sang[2], on a rendu hommage aux insurgés malgaches, et on a crée un théâtre lié à lʼhistoire, certains ont dit théâtre documentaire, peu importe. Un théâtre politique ... Mais ce que lʼon a cherché surtout, à partir de cette oeuvre-là, cʼest de traiter de la mort, de penser à ces hommes et femmes et enfants qui sont morts dans une effroyable condition. Il y a là une dimension qui prend beaucoup dʼimportance alors que Madagascar 47 est à lʼorigine un essai, enfin, lʼessai dʼun poète.


Il est bien évident que lʼensemble de lʼoeuvre a une incroyable profondeur, il suffit de lire LʼArbre anthropophage, et dʼobserver la maîtrise de lʼauteur pour mêler un journal lié à une actualité personnelle tragique[3] à un récit initiatique, ou de sʼamuser avec un roman totalement délirant comme Za, pour le savoir et en être troublé. Cʼest une oeuvre du « trouble » que celle de Jean- Luc Raharimanana.


Il me semble que lʼart cʼest réellement de donner ce quʼil y a de plus dense dans sa tête, quelque soit ce qui arrive, quelque soit lʼeffroi, les doutes, les contradictions, etc ... Cʼest vraiment dʼaller au plus profond de ses pensées, sinon ça ne vaut pas le coup, on fait de la littérature de gare. Cʼest peut-être en ce sens que la littérature est un art majeur, parce quʼil y a la recherche dʼune pensée extrême au monde.


Vous voulez dire que cette oeuvre a une dimension humaine plus forte que dans Les cauchemars du Gecko, dʼune certaine manière très politique, ou de 47, plus documentaire ?


Dʼabord cʼest un long monologue écrit pour un acteur, Phil Darwin Nianga, qui dit « je » sans cesse. Mais un « je » qui prend de multiples sens. Dʼune certaine manière, la théâtralité ne va naître que de lʼintériorité de lʼoeuvre. Cʼest un travail sensiblement différent de ce que jʼai fait ces derniers temps. On nʼest pas du tout dans un endroit de projection, bien au contraire, on a juste à révéler la densité même de la pensée. Cʼest assez passionnant parce que cʼest une écriture magnifique, cʼest un long fil à dénouer, dans lequel il y a aussi des passages avec lesquels on peut sʼamuser beaucoup, et qui ont une musicalité extrême. On retrouve toujours le rythme dingue du salegy malgache, et là, il a évidemment quelque chose de très dansé. Et on trouve aussi comme référent des chants de guérison que Jean-Luc Raharimanana nous a fait entendre, qui sont dʼune très grande beauté et qui disent aussi à quel point cette culture dont il est issu a un rapport au monde étonnant. Parce que ces chants de guérison bilo (ce qui signifie : en grand danger) viennent dʼune culture complètement inouïe. Ce sont vraiment des choses liées à des thérapies hallucinantes, avec une théâtralité évidemment surprenante, rire, rite, rythme, danse, chant, ainsi de suite … Je suis en lecture dʼun ouvrage exceptionnel[4] à ce sujet.


Vous revenez souvent sur « lʼexemplarité » de la pensée de cet artiste.


Lʼexemplarité, cʼest son rapport au monde assez insensé. Quʼil soit à Madagascar ou quʼil soit dans le 93, il a une écoute, une pensée, du réel et dʼun quotidien qui peut être totalement dévasté (comme peut lʼêtre la banlieue parisienne), qui est réellement incroyable. Je pense quʼon se doit aussi dʼentendre ça, cette attention à ce qui lʼentoure et cette capacité à créer des liens sensibles, sans cesse. Cʼest peut-être le fait des personnes qui sont très à lʼécoute dʼune manière extrême. Je connais ce sujet, je suis moi-même en permanence à me perdre à lʼécoute des autres. Je pense même quʼune partie du théâtre que je pratique est lié à cette question[5].


Mais là, ce qui est plus ou moins nouveau, cʼest que Jean Luc Raharimanana dit « je » dans cette oeuvre chargée à certains moments de drôlerie, mais surtout de toute cette violence, mais on ne sait pas dʼoù les choses sont dites, il ne parle pas de Madagascar, il parle de lui-même, du « je » de lʼécrivain …


Et étonnement, cʼest peut-être là quʼil y a une sorte dʼuniversalité. Jʼai lʼimpression que cʼest lʼoeuvre, en plus dʼêtre une oeuvre poétique incroyablement belle au niveau de la langue, qui pourrait être celle dʼun type assis par terre dans un endroit de misère en Afrique ou dans une rue, par exemple à Blanc-Mesnil (à Paris, il nʼy a plus rien à voir). Il porte une certaine universalité parce quʼil est à lʼécoute totale de ce réel-là aussi, il est à lʼécoute dʼun réel malgache mais aussi dʼun réel de banlieue, des gens qui marchent dans la rue, qui crèvent dans la rue, des gens qui sont en lutte …


Comment allez vous aborder le travail théâtral sur ce texte ?


Je suis pressé de chercher une figure, très douce, qui envisage de dire « je » avec une réelle intelligence offerte au monde. Et cette intelligence-là portée par cette oeuvre-là, est une manière de se battre contre la médiocrité dʼune société qui ne veut pas accepter lʼautre, qui a peur de lʼaltérité, qui de ce fait aussi refuse de penser que ce regard sur le monde, ces cultures - dans ce cas précis que ce soit celle de Jean-Luc Raharimanana ou celle de Phil Darwin Nianga[6] -, nous disent le meilleur de lʼhomme. Cʼest peut-être ça le seul terrain politique de ce travail. Et cʼest peut-être une proposition théâtrale plus philosophique.


Mais ce qui nʼa pas changé en revanche cʼest notre manière obstinée de travailler.


Entretien réalisé le 24 juillet 2010.

Notes

[1] Le camion transportant le décor du spectacle Les cauchemars du Gecko a basculé dans un ravin avant la fin de la tournée 2010, annulée de ce fait. Le chauffeur, indemne, a certainement été protégé par les Zanahary malgaches qui détestent les morts stupides.

[2] La répression à Madagascar, colonie française en 1947 aurait fait 40 000 à 60 000 morts. Voir notoire.fr

[3] Suite à lʼarrestation de son père, torturé en emprisonné plusieurs mois.

[4] Mythes, rites et transes (réimpression). Robert Jaovelo-Dzao / Karthala.

[5] En particulier avec les spectacles Epilogue des noyés, Epilogue dʼune trottoire.

[6] Phil Darwin Nianga est congolais.

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