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: Entretien avec Claude Duparfait et Célie Pauthe

“Écrire avant qu’il ne soit trop tard”

Clémence Bordier - Comment est né ce désir de travailler sur les Arbres à abattre de Thomas Bernhard?


Claude Duparfait - Tout a commencé, il y a un peu plus de dix ans, par la découverte fulgurante de l’oeuvre romanesque de Thomas Bernhard, qui m’a immédiatement donné envie de travailler dessus avec des élèves de l’école du Théâtre national de Strasbourg. C’était soudain pour moi une nécessité absolue de partager ce choc littéraire, et de me livrer aussi, en quelque sorte, à travers lui. Car Thomas Bernhard nous oblige à nous engager, nous positionner, nous révolter aussi. On ne peut qu’avoir un rapport passionnel à son écriture. Rejet ou amour.


Célie Pauthe - Depuis que j’ai découvert l’écriture de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre a été un livre de chevet, et un aiguillon. De tous ses romans, c’est celui qui m’a laissé l’impression la plus forte, une émotion vive, quasi physique. Cela tient bien sûr à l’écriture, irriguée de part en part d’un mouvement intérieur d’une vivacité et d’une brûlure permanente. Tout est dit dans le sous-titre, Une irritation. Le terme allemand, “erregung”, signifie à la fois émotion, animation, agitation, irritation, excitation, y compris sexuelle... C’est ce “style excité” qui me fascine depuis longtemps dans ce roman, cet état si particulier d’échauffement, de vibration intime permanente, dans lequel Bernhard se livre lui-même entièrement, et “tout nu”, comme Montaigne. Ce style-là ne permet aucune attitude de surplomb : il ne s’épargne pas plus qu’il n’épargne aucun des convives de ce mémorable dîner artistique. Et puis c’est dans ce roman que j’ai vraiment eu l’impression de comprendre pour la première fois, de manière absolument sensible, à quel point toute l’oeuvre de Bernhard est celle d’un survivant. C’est quelqu’un qui a toujours écrit contre la mort. “Écrire avant qu’il ne soit trop tard”, ce sont les derniers mots du roman. Et c’est cela, bien sûr, qui rend cette littérature si irrésistiblement vivante et vitale.


C. D. - Quand j’ai lu Des arbres à abattre, j’ai éprouvé une fascination immédiate à l’égard de ce roman qui réunissait à la fois le théâtre, des questionnements profonds sur la quête artistique, sur l’intransigeance qu’elle nous impose, et sur l’échec possible de cette quête. Particulièrement au travers de la figure de cette artiste marginale, la Joana du roman, qui s’est suicidée. Il y avait aussi, tout ce rapport d’amour et de désamour entre des gens vieillissants, qui s’étaient rencontrés dans les années cinquante, et qui se retrouvaient trente ans après, à cause du suicide de cette Joana, dans la pleine maturité, avec leurs échecs, leurs réussites, leurs propres limites, avouées ou refoulées, leurs compromis, leurs lâchetés, et leurs blessures.
Et, bien sûr, il y a le personnage fascinant et complexe du comédien du Burg, que l’on peut voir, dans un premier temps, comme une figure archétypale, incarnant une sorte de vieux sociétaire auto-satisfait, bourré de principes, voire réactionnaire, disant qu’il n’existe pas un seul auteur dans toute l’Autriche. Mais paradoxalement il prononce des paroles qui pourraient être les propos mêmes de Bernhard, sur l’intransigeance absolue que l’on entretient avec son art, le besoin de se retirer totalement du monde des hommes pour survivre, sans toutefois réussir jamais à pouvoir les fuir véritablement. Ce paradoxe philosophique est énoncé par Bernhard lui-même, dans la citation de Voltaire qu’il glisse comme préambule au roman : “Comme je n’ai pas réussi à rendre les hommes plus raisonnables, j’ai préféré être heureux loin d’eux.”


C. B. - Comment avez-vous élaboré l’adaptation, pour la scène, Des arbres à abattre ?


C. D. - L’adaptation qu’on a construite enchâsse trois scènes. La première met en jeu le narrateur dans un principe d’introspection impitoyable, et reste fidèle à la démarche littéraire du roman de Bernhard : le narrateur, seul dans le fauteuil à oreilles, commente, analyse, s’auto-analyse, parle de lui-même, de ses amis d’autrefois, de la Joana etc. La deuxième scène met en situation un fragment de ce dîner artistique. Enfin la troisième relie tous les protagonistes principaux, dans une forme de fugue, de coda finale, vertigineuse. Elle porte une seule et même parole partagée.
Avec Célie, nous avons tenté de faire surgir les figures principales de ce roman, qui ont toutes eues un lien direct et passionnel avec Bernhard dans les années cinquante, et qu’il retrouve au cours de ce dîner dans les années quatre-vingts. Nous souhaitions faire entendre leurs voix, au-delà de la satire qu’énonce Bernhard, leur donner la parole, en leur permettant de s’adresser au Narrateur, de dire ce qu’ils ressentaient, en interrogeant ce que cela pouvait produire théâtralement. Nous ne voulions pas, pour autant, tomber dans un réquisitoire acerbe à son égard. Mais nous souhaitions simplement, donner corps, chair à ces figures, leur donner une pensée, une autonomie de fonctionnement à l’intérieur même du jeu social de ce dîner, faire revivre les relations. D’une certaine manière, il y a un roman derrière chacun de ces personnages, un autre roman que celui de Bernhard.


C. B. - Il y a cette citation de Claude Porcell, qui est un des traducteurs des écrits de Thomas Bernhard, où il parle de la différence entre la prose et le théâtre de cet auteur, en ces termes : “On connaît dans la prose la grande phrase tourbillonnante de Bernhard, la phrase «hyper-allemande», poussée quasi jusqu’à l’absurde, alors que, dans le théâtre, c’est au contraire une langue hachée”. Comment allez-vous approcher cette langue, cette prose ?


C. D. - L’adaptation questionne, à sa façon, cette différence, d’un point de vue formel, car nous avons décidé d’avoir deux types de styles à l’intérieur même de l’adaptation, de donner deux possibilités musicales à ce texte. L’une, la prose, débordante, aux mille variations, ce flux de pensée qui ne s’arrête jamais, particulièrement dans la première scène. Mais, nous avons cherché, à partir du moment où on entrait dans le dîner artistique, à questionner autrement cette phrase, à la structurer sous forme de vers, en tentant de retrouver cette rythmique très particulière des vers du théâtre de Bernhard. Nous avons tenté de bâtir un roman-théâtre.


C. B. - Le travail d’immersion et d’adaptation que vous avez effectué, vous a-t-il fait découvrir des aspects du livre ou de l’oeuvre de Bernhard que vous ne soupçonniez pas, ou auxquels vous portiez moins d’attention avant?


C. P. - Je dirais peut-être que ce que l’on formule de plus en plus avec Claude, à la fois en plongeant dans le roman et dans ce passé fusionnel qui a unit et désunit ces êtres, c’est combien la pureté n’existe pas, ni dans la vie, ni dans l’art. C’est, sans doute, une des choses les plus profondes que nous dit Bernhard. D’un certain point de vue, c’est un roman qui raconte ce qu’il en coûte d’être un artiste, ce qu’il en coûte d’intransigeance, de refus absolu de toute forme de compromission, de solitude, d’isolement. Bien sûr, il y a cette dimension là, mais c’est évidemment plus compliqué que ça. Ces gens-là, avec lesquels il a dû rompre pour pouvoir devenir écrivain, il s’en est servi. Il les a “sucé jusqu’à la moelle”. C’est donc aussi le constat et la critique de son propre opportunisme social et artistique qu’il dresse de manière implacable. Et c’est bien avec cette contradiction qu’il ne cesse de se débattre. Tout ça c’est une plaie ouverte. C’est un écrit travaillé par la mauvaise conscience.


C. D. - Je pense à cette phrase dans un de ses romans, Béton : “le soi-disant homme de l’esprit passe toujours par-dessus quelqu’un qu’il a tué pour cela et transformé en cadavre pour les besoins de son esprit”. Quand Bernhard l’écrit, il l’écrit pour lui-même avec une férocité terrible.


C. B. - Je voudrais que vous disiez quelques mots sur le dispositif scénographique du spectacle, comment l’avez-vous conçu ?


C. D. - Durant toute son entièreté, le roman pose la question de la temporalité : il est écrit au passé mais, paradoxalement, nous ressentons, en le lisant, qu’il est “vécu” intensément par le protagoniste, au présent. Cette fusion - cette “confusion” - crée immanquablement sur le lecteur, un trouble incroyable. (C’est d’ailleurs un peu le même principe dans Extinction, avec le télégramme reçu à Rome par le personnage Murau, qui le replonge au même instant à Wolfsegg.) Nous nous sommes donc posés la question de savoir d’où tout cela partait quand commençait le récit: sommes-nous chez les Auersberger, ou chez le Narrateur, qui serait rentré chez lui, après ce dîner artistique, justement pour “écrire, écrire, écrire, avant qu’il ne soit trop tard” ? Ce trouble génère à la fois une étrangeté, et une sensation de “lâcher-prise” absolu. On se retrouve sur le divan ! Cela évoque d’ailleurs Proust et son temps perdu et retrouvé. Ce lieu doit donc être assez subjectif, abstrait pour laisser une sorte de porosité entre ces deux espaces temps. Il doit faire exister, à la fois, le salon des Auersberger, ainsi qu’une zone mentale, de la rêverie, ou de la pensée qui associe, se perd, se construit et se déconstruit, et amène à l’écriture. Enfin, un élément nous paraissait fondamental, l’évocation du cimetière de Kilb, de l’enterrement de la Joana. Il fallait faire exister ces différents espaces temps et lieu, en un seul, ou du moins tenter de les suggérer visuellement, et d’un point de vue sensible, palpable.


C. B. - Existe-t-il pour vous un rire bernhardien ? On insiste beaucoup sur la noirceur extrême de ses écrits, mais certains penseurs de l’oeuvre de Bernhard, évoquent aussi la présence d’une dimension comique. Est-ce une chose sur laquelle vous allez travailler ?


C. P. - Je ne sais pas si nous pouvons travailler sur cette dimension-là...


C. D. - ... mais, par contre, on peut travailler sur l’art de l’exagération “bernhardienne”, qui amène forcément et irrésistiblement le rire. La dimension du rire ou du comique vient d’une chose dans laquelle chaque homme se retrouve, et qui est son propre art de l’exagération. Selon Bernhard, il faut exagérer, être dans l’art de l’exagération. C’est une forme de survie. Sinon on crève ! Ce surplus, cet excès-là fait d’un seul coup naître le rire, qui permet de supporter les choses les plus sombres et les plus terribles de notre condition humaine, de notre rapport au monde, de notre Histoire aussi. Quand nous lisons Thomas Bernhard, nous avons souvent l’impression qu’il va vraiment trop loin, et la seule porte de sortie, c’est de rire. Et de se surprendre à rire !


Entretien avec Clémence Bordier, mars 2011

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