theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Derniers remords avant l'oubli »

Derniers remords avant l'oubli

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Jean-Pierre Vincent

: Entretien avec Jean-Pierre Vincent et Bernard Chartreux

Extraits d'un entretien du 2 décembre 2003

Pour commencer, qu'est-ce que cela raconte, Derniers remords avant l'oubli ?


JPV - C'est un dimanche à la campagne, au milieu des années 80, dans une maison où trois des personnages ont vécu quinze ans plus tôt une histoire d'amour, une révolution des moeurs. Puis, ils se sont séparés. Pierre vit toujours en solitaire dans cette maison. Hélène et Paul se sont mariés séparément, ailleurs. Ce jour-là, ils reviennent, avec conjoints embarrassés et enfant insolente, pour débattre de la vente de la maison, naguère achetée en commun et qui a pris de la valeur, car ils ont besoin d'argent. Mais sont-ils seulement venus pour cela ? Il y a dans les placards des cadavres sentimentaux, des idéaux morts, des secrets, et des remords.


Jean-Pierre Vincent, dans une de vos premières notes de travail, vous insistiez sur l'importance du silence, ou des silences, chez Lagarce...


JPV - Oui, en tous cas dans cette pièce-ci. Dans la première version, il y avait comme des logorrhées
ininterrompues, scandées par des virgules. De rares points. La version définitive introduit des paragraphes, des alinéas, qui visiblement valent pour autant de silences. Or justement, dans Derniers remords, le fond de l'histoire, c'est le silence. Un silence qui dure depuis des années, qu'il faut crever comme un abcès. Les personnages, en improvisant leurs tentatives pour le crever, commettent des gaffes, restent en panne, et tentent de rattraper leurs maladresses, sans cesse…


BC - Le silence, chez Lagarce, c'est aussi une forme de politesse. Comme si l'objectif premier, minimal et nécessaire, l'objectif-condition-de-possibilité-de-tout-objectif que Lagarce fixait à ses personnages, était d'être honnête, être honnête avec soi-même, les autres, le monde… Et ce qu'il y a de pathétique, c'est qu'il n'y arrivent pas. Ils s'obstinent à chercher le mot juste, le ratent, et chaque ratage relance la nécessité de corrections finalement infinies, car les mots, malgré tous les efforts, sont toujours un peu faux, trahissent toujours un peu. D'où toutes ces blessures, infligées à soi et autour de soi.


JPV - Il y a comme une danse, curieuse, incessante, entre bonne et mauvaise foi. Entre un impératif de sincérité et la difficulté à la dire. Lagarce a écrit Derniers remords dans la marge de son long travail sur Les Prétendants. Il y a une parenté entre les deux oeuvres. Dans l'une et l'autre, on retrouve cette danse hésitante, entre ce qu'on cherche à dire, ce qu'on n'arrive pas à dire, ce qu'on doit pourtant bien dire, à la fin, jusqu'au bout, tout en ne disant rien, car ce serait trop terrible.


BC - Oui, Lagarce est comme tous ces gens très polis, très doux : il a un fond horriblement radical. Et il en va de la langue comme du reste : ou bien on fait des compromis peu glorieux, ou bien on est guetté par l'aphasie. Ainsi voit-on ses personnages déployer de grands efforts pour limiter l'imprécision, le flou, le laisser-aller de la langue réelle, mais sans jamais, au fond, en être réellement dupes.


Les retrouvailles des trois protagonistes sont donc contemporaines du temps de l'écriture. Mais leur histoire remonte en fait à 1968 ?


JPV - Un peu après. Lagarce avait alors dans les onze ans... 68 est une trace dans la pièce, et comme toutes les traces, elle est brouillée. C'est le règlement de comptes avec une génération qui a eu du mal à grandir. Mais tout cela est simplement inscrit dans cette histoire privée, qui conserve elle aussi jusqu'au bout ses opacités. Par exemple, qui sont les pères des deux filles ? Mystère... C'est comme dans les histoires de famille, comme chez les notaires : il y a des secrets, impossibles à lever... L'ont-ils donc oubliée, leur vie d'alors, oublié aussi ses conséquences ? Idéalement, on devrait être juste " avant l'oubli "...


BC - D'ailleurs, si on marque trop l'ancrage dans 68, on réduit un peu le champ de la pièce.


JPV - La littérature française a toujours éprouvé des difficultés à parler, dans le contrecoup, des moments collectifs brûlants de son histoire. Notre génération est peu bavarde sur la période 68, et il ne faut pas conclure de façon plus claire que ne l'a fait Lagarce lui-même... Mieux vaut laisser cela se développer dans l'imaginaire du spectateur.


(…) S'il y a comédie, est-elle respectueuse à l'égard de ses personnages ?


BC - Puisqu'on vous dit que Lagarce est un garçon poli !... Mais, en effet, c'est une comédie sensible.
Sensible et rétractile. Tout ce côté " on revient sur nos traces " est très important à cet égard - il pourrait en advenir, sinon du bonheur, au moins une possibilité de vivre ensemble, chaleur humaine contre chaleur humaine, ne fût-ce qu'un temps… illusion de la consolation ! Mais non, ça ne marche pas, ça n'est pas si facile que ça d'être malhonnête.


JPV - Quand on découvre ce texte, qu'on le travaille dans la solitude, on en perçoit de plus en plus le côté noir, désespéré, misanthropique ; quand on le lit à plusieurs, l'aspect comique surgit, incontestable, chargé de cette cruauté. Comme si un certain allégement musical, théâtral, se produisait de lui-même du fait de la pluralité des voix. Si Derniers remords n'était rien qu'une comédie sarcastique, ou si ce n'était qu'un drame de l'incommunicabilité, ça n'irait pas loin... En fait, entre ses deux versants, grave et léger, il y a tout le temps comme un aller-retour, une danse... C'est un mot que j'ai employé souvent au sujet de Lagarce. C'est peut-être le bon !

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.