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: La Pièce

Marthaler met en scène ici sa vision étirée de «La Poudre aux yeux», pièce en deux actes d’Eugène Labiche, jouée pour la première fois en 1861. Le synopsis est très simple : Emmeline Malingear et Frédéric Ratinois s’aiment, leurs familles se rencontrent. Les Malingear parlent français, les Ratinois allemand. Pour faire monter la dot et pour impressionner l’autre parti, chacun des deux couples de parents exagère sa propre richesse, jusqu’à ne plus pouvoir tenir cette escalade de mensonges.


D’une certaine manière, avec cette production du Theater Basel, Christoph Marthaler donne raison à Grüber contre Labiche lui-même. L’auteur français de vaudeville écrivait de son propre théâtre: « Une pièce est une bête à mille pattes qui doit toujours être en route. Si elle se ralentit, le public baille ; si elle s’arrête, il siffle. » Alors que le grand metteur en scène allemand Klaus Michael Grüber, qui a monté une mémorable «Affaire de la rue Lourcine» en 1989, voit les choses au rebours: « La règle pour de telles pièces : ralentir ou accélérer. Ne pas entrer dans la psychologie des profondeurs. Avec ce principe tout devient lumineux. » Marthaler a bien sûr choisi le pas lent.


De fait, dans «Das Weisse vom Ei (Une Ile flottante)», seule l’ouverture donnée par les huit comédiens devant le grand rideau rouge sacrifie à la vitesse des chassés-croisés et déraillements usuels du vaudeville : c’est pour donner la règle du croisement des langues, allemand et français, ainsi qu’une sorte de résumé incompréhensible et hilarant des liens de famille entre les uns et les autres. Mais dès que les personnages traversent le rideau et entrent dans l’effroyablement (et délibérément) décor de « mauvais goût » d’Anna Viebrock, ils ralentissent: les répliques, la diction, les déplacements, tout est mis à plat, vidé de vie et comme verni par l’ennui. Une cloche sonne en arrière-fond, sans discontinuer. C’est le temps bourgeois qui ne passe pas, qui ne suppose et ne supporte aucun changement, sous le regard des portraits d’ancêtres.


Rien d’autre à faire que d’entrer dans ce mauvais rythme qui distend toute la pièce, comme pour en faire mieux ressentir certains reliefs minuscules : un silence gêné entre une future belle-mère et une future belle-fille, un bobard qui sonne faux, un bibelot ridicule avec lequel on est surpris par un visiteur… Rien d’autre à faire que d’accepter cette mauvaise diction appliquée qui met à jour l’inanité de la plupart des dialogues. Mais cette bascule dans la lenteur et la platitude est bientôt gratifiée par la charge burlesque de cet univers. La mise en scène est pleine de slapsticks, de faux départs, de vrais quiproquos, de contresens, de stupeurs. On ne s’appesantit jamais, mais la pièce est constamment sous décalage, prise en écharpe dans des musiques impayables. Et ce qui travaille cette pièce de manière tout particulièrement savoureuse, c’est le bilinguisme. Avec un sommet comique : le père Malingear qui se lance en allemand dans un discours de remerciement aux Ratinois, et le père Ratinois qui fait de même en français pour les Malingear. Accents, bégaiements, aphasie : la communication ne peut que s’enrayer lorsqu’aucune authenticité n’est au rendez-vous entre les êtres. Même lorsque tout est consommé, personne ne comprend personne. Dialogue de fin :
- « Ich, Ich »
- -« Qu’est-ce qu’elle dit ? »
- « Moi »


Le public rit parce que ces bourgeois qui se poussent du col sont gentiment mais continûment ridicules. Pourtant, au-delà de cette moquerie qu’il serait trop facile de garder pointée sur la bourgeoisie du Second Empire, flotte une critique sociale bien réelle. Marthaler nous met face à toutes ces petites reconstructions de la réalité auxquelles nous nous livrons sans cesse pour accommoder nos vies, tenir nos apparences et nos comportements face au regard des autres, maquiller nos faiblesses, nos trouilles. Il nous confronte à cette terrible chose qu’est le conformisme. Et en cela, le metteur en scène occupe la même double position que Labiche: amuseur et observateur, gagman et moraliste.

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